Devant les nombreuses zones d’ombre que cette affaire suscite, il est nécessaire de rappeler quelques points essentiels et de mettre en évidence quel est le degré et la nature de l’implication du petit émirat dans la région.
Il n’y a pas de forces spéciales qataries dans la zone
Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas trace d’une présence de forces spéciales qataries dans la zone. Confirmée par une enquête de la DGSE du mois de novembre, cette absence d’éléments militaires qataris se comprend aisément au regard de la relation nouée entre la France et le Qatar depuis plusieurs années.
Faisant de Paris un élément clé de son dispositif diplomatique, l’intérêt stratégique de Doha de prêter main forte à des groupuscules radicaux qui mettent en péril la zone traditionnelle d’influence de la France en Afrique n’est pas du tout évident.
En outre, si le Qatar est accusé d’avoir récupéré le Printemps arabe en soutenant massivement les formations islamistes victorieuses des urnes, ce soutien reste cantonné aux tenants de l’islam proche des Frères musulmans.
Or, la vision de l’islam défendue par Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) et ses affidés est celle d’un islam de type « salafi-jihadiste » qui n’a pas grand-chose à voir avec la tendance promue à Doha.
Ce principe de non-ingérence a été rappelé à plusieurs reprises par les autorités qataries qui ont tenu à rassurer le Quai d’Orsay, notamment suite aux rumeurs persistantes d’une partie de la presse française et africaine. Lors de la visite officielle du président par intérim Dioncounda Traoré à Doha, le 24 octobre, l’émir a tenu une nouvelle fois à démentir le soutien de son pays aux rebelles du Nord.
Les puissantes ONG de l’émirat dans le Sahel
Si la non-présence d’agents officiels qataris dans la région est avérée, il n’en est pas de même pour les institutions privées de type caritatif. L’émirat compte en effet de puissantes ONG richement dotées dont le périmètre d’intervention couvre plusieurs continents.
Dominées par les courants salafis littéralistes, ces associations n’hésitent pas à intervenir au cœur des lignes de fracture du monde musulman. Présents au Bangladesh pour soutenir les réfugiés musulmans birmans, elles sont également actives en Somalie malgré la gravité de la situation sécuritaire. En plus du Croissant rouge qatari, les structures telles que Qatar Charity ou la Mou’assassat Eid ont fait des pays du Sahel (et donc du Nord-Mali) l’un de leurs terrain d’intervention privilégiés.
Au début du mois d’août, le Croissant rouge qatari a lancé une campagne de dons à l’adresse des nécessités du Nord-Mali et, en vertu d’un accord avec la Croix-rouge malienne, certains humanitaires qataris ont pu se rendre dans des villes comme Gao et Kidal.
Le mois suivant, la Qatar Charity y inaugurait un centre d’accueil pour les enfants déplacés. La force de frappe financière de ces structures est colossale. A l’été 2011, lors du mois de Ramadan, elles avaient débloqués près de 100 millions de dollars afin de répondre à la catastrophe humanitaire qui frappait la Corne de l’Afrique.
Dans un pays considéré par le magazine Forbes comme étant le plus riche de la planète en PNB/habitant, la simple récolte de la zakat (troisième pilier de l’islam) peut dégager des dizaines de millions de dollars. Même si la majorité des donations fait l’objet d’une surveillance étroite de diverses instances gouvernementales (et américaines), il se peut qu’une partie d’entre elles aient pu passer les mailles du filet.
Un détournement des fonds qataris ?
La véritable question qui se pose est celle de l’éventuelle déplacement de cette aide financière, initialement destinée aux camps de réfugies, vers les rebelles armés. Le Canard enchaîné croit savoir, sur la base de fuites des renseignements militaires français, qu’une partie de ces fonds ont été affectés aux insurgés d’Ansar Dine ou du Mujao.
Du fait de la situation conflictuelle et de l’absence de preuves irréfutables d’une implication directe de ces ONG auprès de ces réseaux jihadistes, la question d’une affectation délibérée ou d’un détournement de force des fonds qataris reste ouverte.
Quoi qu’il en soit, cette manne ne pourrait être la seule variable expliquant les ressources financières des groupes armés. Les prises d’otages, les rançons, les trafics d’armes et de drogue, conjugués au chaos qui s’est installé dans la région après la chute de Kadhafi, sont autant d’éléments à prendre en compte.
Les limites de la lune de miel entre Paris et Doha
Cette affaire met en relief les limites de la lune de miel entre Paris et Doha. Contrairement à l’intervention en Lybie, le Qatar n’a pas soutenu l’opération Serval et s’est montré critique face à l’emploi de la force.
Cette réserve n’est pas le seul fait de l’émirat. D’autres pays tels que la Tunisie ou l’Egypte ont tenu à prendre leurs distances. Contrairement à son prédécesseur qui n’hésitait pas à faire un détour par Doha lorsqu’il se rendait dans un pays du Golfe, François Hollande n’a pas jugé utile d’y faire escale lors de son séjour à Abu Dhabi.
Si vraiment le Qatar avait un quelconque moyen de pression pour forcer les groupes jihadistes à la reddition, ou tout le moins à la négociation, le président français en aurait directement fait part à l’émir lorsqu’il était dans la région.
Le Qatar fait les frais de sa réputation sulfureuse
Ce que révèle ces soupçons autour du Qatar n’est finalement peut-être qu’un début de retour de bâton. A force d’investissements tapageurs et d’acquisitions tous azimuts, le pays s’est forgé cette image d’Etat à l’interventionnisme débridé. Hier médiateur apprécié des conflits – qui a permis des sorties de crises retentissantes comme au Liban en 2008 – l’arc diplomatique qatari prend désormais parfois des allures de prédation.
Cette nouvelle tournure est de plus en plus décriée dans une partie de la presse arabe, notamment au Maghreb. Sur le dossier du Mali, le Qatar fait un peu les frais de cette réputation sulfureuse dont il est en partie responsable. Même sans preuves indiscutables, le doute plane du fait d’une stratégie d’influence mondiale qui ne néglige aucun domaine d’intervention.
En France, de Jean-Luc Mélenchon à Marine le Pen, les personnalités politiques qui ont fait du Qatar leur bête noire dépassent les clivages partisans. Signe des temps, quelques mois après une manifestation ou se mêlaient groupuscules proches de l’extrême-droite et milieux syriens pro-Bashar organisée près de l’ambassade du Qatar à Paris, ce sont des centaines de Maliens qui défilèrent au même endroit.
A force d’affichage et de marketing, la stratégie du « soft power », chère aux stratèges de Doha, peut avoir des effets boomerang.