« Un homme ne doit pas avoir deux patries. Le patriotisme qui se divise s’affaiblit » (Lin Yutang)
Face à l’ambiance délétère qui sévit en Centrafrique, où certains se livrent à des fantasmes incontrôlés, où les états d’âme s’expriment à tout sens, il y a des mots qui exigent des explications. C’est le cas du mot « patriotisme ». Malgré tous les clairons, tambours et .chants qui tonnent et se déferlent dans l’air, les médias et les réseaux sociaux pour faire croire que les centrafricains se réveillent enfin, la RCA a encore du chemin à faire. Sur ledit chemin, se trouve en première place le combat pour la « réappropriation », oui je dis bien la « Réappropriation », parce que la Centrafrique tarde toujours d’appartenir aux centrafricains.
Ce combat de la « Réappropriation » doit s’opérer par une prise de conscience engagée et par la révolution des mentalités qui, elle, doit nous amener dans une bonne projection du futur et à la reconstruction du pays. Pour mettre terme définitivement aux velléités hégémoniques de nos envahisseurs et faire échouer le plan de quelques puissances étrangères, l’implication de tout citoyen s’impose. En d’autres termes, le peuple centrafricain doit commencer par se poser un certain nombre de questions. :
Quel sens donner à mon patriotisme ? Comment ses idéaux pourraient-ils servir la reconstruction de la RCA ? Quelles seraient les errances et les bifurcations du sentiment patriotique ? Comment réconcilier le patriotisme et la diversité plurielle composant les couches sociales en RCA?
Il ne s’agit pas d’un patriotisme moribond, c’est-à-dire, hypnotique et émotionnel dénué d’idées, riche en zèle circonstanciel, donc clairement limité, ni d’un patriotisme truffé des discours creux surfant sur une vague d’indignation populaire. Il s’agit d’un patriotisme qui a pour ambition de changer positivement le cours du destin du peuple centrafricain. Mieux, un patriotisme qui fait comprendre au peuple que son destin se trouve entre ses mains. Alors, des états psychologiques comme le pessimisme et le fatalisme devaient être enrayés de l’inconscient collectif pour que le centrafricain s’offre enfin une dignité, une fierté et un espoir.
1. C’est quoi le patriotisme…
Pierre Perret (artiste et chanteur français) donnait une définition intéressante « le patriotisme est la conviction que votre pays est supérieur à tous les autres parce que vous y êtes né ». Mais plus explicitement, "le patriotisme signifie simplement l’allégeance au projet de constitution d’une communauté historique, lequel projet se réalise par des actions et des événements dont certains peuvent être remis en question. Être patriote, c’est partager les efforts grâce auxquels une nation ou une communauté se crée, se constitue, et se réalise au fil de l’histoire…. ». C’est dire qu’un pays est donc une société de patriotes loyaux, engagés solidairement pour la survie de la dynamique et de l’équilibre de la vie en société par l’arbitrage impartial des lois fondamentales qui la façonne.
Par opposition, le patriotisme par allégeance opportuniste (nomadisme par intérêt) ou par militantisme partisan à caractère égoïste par excellence, qui le plus souvent est sectaire, et pour le maintien d’un régime au pouvoir pour des intérêts de groupe et des clans, ne favorise ni la paix, ni l’unité recherchée. En fait, il frise souvent le chauvinisme patriotique, c’est-à-dire, une admiration exagérée, voire exclusive de sa position, de son intérêt ou de son parti politique. C’est le patriotisme qui se vit depuis des lustres en Centrafrique. C’est-à-dire, un patriotisme par survie politique. ou de résistance par coalition pour la conquête du pouvoir. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Cette lutte acharnée entre les différents clans politiques : les pro-Bozizé, les pro-Djotodia et les pro-Ziguélé, etc. s’entredéchirent au nom d’un patriotisme à la centrafricaine.
En effet, un tel patriotisme n’est pas une action citoyenne car sa vraie motivation ou du moins celle de ses acteurs par rapport à l’intérêt national reste souvent ambigüe, égocentrique, et ouvrant des voies à des querelles d’intérêts personnels.
2. Les errances du patriotisme à la centrafricaine
« Le peuple centrafricain a longtemps souffert, nous devons cette fois-ci lui donner une chance ». C’est souvent ce discours récurrent que nous entendons de la bouche de nos hommes politiques dès qu’ils arrivent au pouvoir. C’est pour montrer leur patriotisme apparent et s’attirer la sympathie du peuple. De là, elles font des promesses : combattre la fraude ; la corruption et le détournement ; installer un Etat de droit ; instaurer la souveraineté et l’autorité de l’Etat ; le dévouement envers les centrafricains…Une fois que le décor est planté, ils imposent au peuple ce que j’appellerai un "patriotisme contrôlé". Pour eux, un vrai patriote, c’est celui qui doit "rester dans les rangs", se taire et rester docile. Ainsi, tous ceux qui dénoncent ce qui se passe dans le pays avec vérité, sincérité et courage sont mal vus, vilipendés, considérés comme des ennemis. Une critique même objective du régime vous place automatiquement du côté de l’opposition.
Aujourd’hui, tout se lit sous le prisme du pouvoir qu’on détient ou qu’on a perdu de sorte que certains compatriotes centrafricains ne se présentent plus que par des pseudonymes. Le patronyme vous colle malgré vous une étiquette d’un parti, du pouvoir ou de l’opposition. Un nom à consonance "Gbaya" est pro-Bozizé, ainsi qu’un nom musulman est "pro-Djotodia", un nom "Tali" ou "Kaba" est pro-Ziguélé, un nom "Yakoma" est de Kolingba (paix à son âme), etc.
En effet, même si personne n’est censé être neutre, sans parti pris, il n’est pas étonnant de percevoir dans quelque attitude d’indifférence notoire, un souci de repli sur soi-même : « je ne me mêle pas de leur politique ; ce n’est pas mon problème ; qu’est-ce que je gagne à aller manifester, après tout, personne ne me connaît moi ; de toute façon, je ne mange pas avec eux ». Voilà comment nous centrafricains, avons longtemps enduré les injustices sans broncher, accepter les humiliations sans réagir. Il m’est arrivé de constater que le
Centrafricain, d’une manière générale, laisse faire et c’est seulement quand il en a marre qu’il commence à se poser des questions et à se rebeller. Pour preuve, je pense que les différents systèmes de corruption qui ont pris racine chez nous est le fait même des centrafricains. Par exemple, dans un centre hospitalier où je rendais visite à un malade, un infirmier dont on sollicitait le service pour une injection, exigeait une somme de 1000 frs et personne n’a osé contester. Je voulais réagir mais on me disait : « yé ni gué ayékè tongaso » (Ici, c’est comme ça ). Autrement dit, il va falloir s’en accommoder. Bref, on vit par procuration. Outre cela, le recrutement, dans la fonction publique comme dans les entreprises privées, est particulièrement inégalitaire. C’est un véritable parcours du combattant. Sont presque sûrs de ne pas être recrutés, au profit des « fils à papa », les jeunes issus des couches sociales les moins favorisées. Celui qui est bien placé quelque part coopte les siens. Le diplômé ou l’ouvrier qualifié n’ayant aucun soutien n’a que ses yeux pour pleurer…la belle époque où l’embauche s’effectuait au mérite. Voilà faussé le jeu du patriotisme. Les jeunes se débrouillent à leur manière. Ils oublient que cette mafia qui ne dit pas son nom, ce n’est ni plus ni moins du vol. Tout le monde constate le subterfuge, le déplore, le condamne même, mais personne n’ose lever le petit doigt pour promouvoir un changement de mentalité.
De tels comportements ont créé une démission généralisée. Devant toutes ces déviances, le vivre-ensemble ploie souvent sous le fardeau des préjugés, des calomnies, des médisances, des délations et des rumeurs. Paradoxalement, la solidarité, l’hospitalité centrafricaine contraste affreusement aujourd’hui avec l’hostilité nourrie à l’encontre des uns et des autres. Peu de choses suffisent pour que les centrafricains deviennent des ennemis. Bref, il faut le dire, toute honte bue, les centrafricains ne s’aiment pas ou plus. Quand .on voit un concitoyen, on se demande automatiquement s’il est de…ou de…ou s’il est pour ou contre. C’est un réflexe. Tout le monde se méfie de tout le monde et chacun se positionne par rapport à ses affinités. Mais, Jésus nous en a déjà averti : « Tout royaume divisé contre lui-même est dévasté et toute ville ou toute maison divisée contre elle-même ne peut subsister » (Matthieu 12,25).
Ce tableau sombre ne peut que nous faire comprendre que les centrafricains ne peuvent guère se dire patriote, c’est-à-dire, celui qui aime son pays et qui veut lui être utile en toute circonstance. Alors que faire pour le redressement de notre pays ?
3. Cultiver l’élan du patriotisme
La refondation de la nation centrafricaine est aussi possible que facile : Mais ce qui manque aux centrafricains, c’est le dévouement envers la nation, le vrai amour patriotique traduit en acte, le sens de l’autre et l’intérêt général.
Car, le concept de patriotisme n’a de sens complet que s’il est placé dans le contexte social, politique et idéologique dans la vie de toute une société. Schoar (1981) et Virroli (1985) définissent le patriotisme comme étant l’amour de la patrie, de la ville natale et des beaux paysages qu’une personne a envers son propre pays. C’est une affection découlant d’un sentiment de liens profonds, presque biologiques qui ressemble à un lien de parenté.
Ainsi, le patriotisme n’est pas un discours mais un comportement. L’absence de patriotisme compromet toute possibilité de maintenir les formes sociales et, sans amour de la patrie, les sociétés sont vouées à l’échec. Le patriotisme peut être le résultat d’une combinaison de valeurs culturelles et de développement des attitudes. Le patriotisme suppose toujours l’existence de pionniers. Pour être patriote, il faut renoncer à ses propres intérêts pour donner priorité aux intérêts suprêmes de son pays. Par ailleurs, les patriotes doivent être des leaders visionnaires capables de prévoir et de voir en premier lieu ce que les citoyens ordinaires ne peuvent pas observer en ce même moment.
C’est dire qu’il revient au peuple centrafricain de bâtir ce pays, et cela n’est pas l’affaire des seuls dirigeants, ni d’une partie de la population mais de tout un chacun dans la mesure où tout centrafricain est appelé à se comporter quotidiennement en patriote, pour une Centrafrique fondée sur la liberté, la paix, l’ordre et l’égalité. Cette perspective peut être possible aussi par une participation politique active initiant le peuple à saisir le sens du patriotisme. .
4. Les fruits du vrai patriotisme
Il y a l’exemple du Rwanda, pays réputé pour avoir connu une période plus sombre que la nôtre. Mais, après le génocide de 1994, beaucoup de fils et filles du pays ont décidé de sacrifier leurs vies dans l’intention de rebâtir un Rwanda nouveau pour tous les Rwandais. Beaucoup ont accepté de perdre leurs postes d’emploi, dont certains occupaient de hautes fonctions dans les pays qui les avaient accueillis. D’autres ont abandonné de bonnes écoles où ils enseignaient, ou d’autres encore ont quitté leurs entreprises prospères. Ils partageaient, tous, le but commun de libérer le Rwanda de toutes formes d’injustice, de discrimination, et de précarité. Ce dont les Rwandais se réjouissent aujourd’hui sont les fruits de leur patriotisme. C’est aussi un exemple pour les centrafricains de la diaspora.
En d’autres termes, si les Centrafricains veulent bien mener ce combat de "réappropriation" du pays pour qu’enfin la Centrafrique leur revienne, il faudrait se fixer quelques objectifs patriotiques susceptibles de produire des fruits.
* Le premier objectif est la restauration de la véritable réconciliation entre les centrafricains. Perdre la guerre ce n’est rien ; c’est arrivé à bien des gens. Gagner la paix est autrement plus difficile. Il faut retrouver le chemin de la réconciliation. Peut-être reste-t-il des blessures jamais refermées et des rancunes tenaces ! Il faut espérer que le temps finira par faire son œuvre. Sans la paix et l’unité, aucun développement n’est possible.
* Le deuxième objectif n’est autre que la sécurité et la souveraineté du pays. La sécurité sur toutes les frontières de la RCA. Cela relève du patriotisme militaire. Quant au patriotisme militaire, il devrait être non celui d’une allégeance au parti ou au gouvernement, mais plutôt de défense de l’intérêt général incarné par le peuple entier, de la sauvegarde des desiderata du peuple. Que le peuple se sente en sécurité et protégé.
Le troisième objectif est la promotion démocratique et l’inclusion politique. Il s’agit de restructurer les acquis démocratiques et inclure toutes les forces sociopolitiques indépendamment de leurs différences identitaires. Aussi, la société civile doit être restructurée pour jouer un rôle clé dans le développement du pays.
Le quatrième objectif est la promotion d’une économie centrée sur le citoyen et fondée sur les ressources du pays. Les Centrafricains doivent savoir développer une culture de valoriser les ressources nationales tout en gérant efficacement l’apport provenant de différents partenaires. A cet effet, les opérateurs économiques, les élus du peuple doivent s’impliquer de plus en plus dans leurs circonscriptions respectives : celui-ci érige une école de métier, celui-là finance des micro-projets. Tel autre met gratuitement à la disposition des jeunes gens désireux d’apprendre un métier des centres de formation.
Le cinquième objectif est l’élimination de la corruption, du favoritisme et du détournement des ressources nationales. Il faut donc créer des structures d’instructions indépendantes spécialisées et chargées de l’amélioration et l’évaluation de la bonne performance des services de l’Etat.
Le sixième objectif est la promotion du bien-être social et l’élimination de toutes les causes des divisions sociales, ethniques ou régionalistes dans toutes les composantes de la société..
Bref, tels sont les objectifs que doit s’assigner le peuple centrafricain pour tenter d’exprimer son patriotisme. Car, les centrafricains ont le droit de décider de leur destin et de quitter cette vie d’humiliation, de paupérisation, de douleurs, d’incertitudes qu’ils n’ont pas choisies et qui ne caractérisent ni leur rêve, ni leur espoir. Aujourd’hui, nous avons toutes les opportunités pour enclencher ce changement au risque de paraître des éternels assistés, des demandeurs d’asile. De même, nous pouvons passer notre vie à prier ou à parler de Dieu, mais si nos activités quotidiennes sont des contre-témoignages, la construction d’une société plus juste ne sera qu’un vœu pieux. Le patriotisme ? C’est dire non à la paresse, à la corruption, à la trahison et au tribalisme. C’est seulement lorsque nous poserons la calebasse sur nos genoux que Dieu nous la posera sur la tête.
Dr Jimi ZACKA (Théologien, Anthropologue)