Durant le mois de Novembre, nous avons choisi de lire attentivement et avec patriotisme des articles publiés sur différents sites tchadiens et aussi les hebdomadaires tchadiens que par la grace des amis restés au Tchad nous recevons. Notre intention n’est pas de critiquer des articles que nous avons scruté avec délicatesse et émotion. Notre objectif est plutôt modeste : présenter à nos lecteurs une nouvelle orientation de débat d’idées sur la place du Tchad aujourd’hui dans le monde et l’apport de ses filles et fils pour l’éléver à un autre niveau. Nous pensons que celà offrirait l’occasion de s’interroger individuellement et collectivement sur le présent et l’avenir du Tchad.
Quelle que soit la lecture que l’on fasse de la société tchadienne, quelles que soient les prédispositions idéologiques et discursives que l’on adopte, on ne peut pas nier que la société tchadienne est malade. Un cancer est en train de ronger les fondations de cette société depuis plusieurs décénies et ce qui trouble le plus l’analyste extérieur que je suis, c’est l’absence d’une discursive constructive qui permette à la fois une prise de conscience sur les maux dont souffre notre patient, mais plus fondamentalement une prise de conscience sur la nécessaire médication qu’il faut instituer.
L’absence de discours n’est pas simplement un manque, mais c’est un manque significatif, une faiblesse de capacité des intellectuels de ce pays de prendre en main la production d’une rhétorique active. Quand Platon déclarait que , « … les meilleurs gardiens de la cité doivent être des philosophes », celà fut peut-être vrai dans le contexte de la société grecque antique, mais aujourd’hui au Tchad, le sociologue qui doit jouer ce rôle fondamental dans la cite ne pointe pas son nez. Cela m’amène à me poser la question sur le discours sociologique au Tchad et sa relation avec la société tchadienne. Mais pour qu’il y ait un discours sociologique faut-il encore qu’il y ait une sociologie tchadienne et un sociologue. Où se cache le sociologue tchadien ?
Dans une de mes classes de Sociologie de Developpement, Dr. Anderson Schumann disait : “La sociologie n’est pas simplement une discipline qui étudie les phénomènes sociaux, elle est un discours sur la société, pour la société”. Elle est non pas simplement une science du social, mais, dans le contexte d’un pays tel que le Tchad, elle est fondamentalement une science du changement social, elle doit exister pour accompagner la société dans ses difficiles mutations, plus particulièrement dans le contexte actuel de la globalisation qui a enveloppé l’avenir d’’incertitudes. Au-delà de sa fonction de production d’analytique des maux sociaux, elle doit sortir de sa prison heuristique pour devenir une science de l’activisme social, une science pour le public non des intellectuels et des étudiants, mais du grand public. Elle met le mal à plat, décrit les symptômes , annonce les catastrophes sociaux à venir, mais surtout elle aide à trouver la voie à suivre pour sortir de l’impasse. Cela ne veut pas dire que le sociologue détient la science de lire l’avenir, mais simplement la lecture des signes sociaux non seulement indique le présent mais permet de déceler les tendances de l’avenir. Elle avertit le public des conséquences de certains choix collectifs, mais aussi elle accompagne la construction d’une opinion publique. En ce sens je ne peux concevoir la sociologie autrement qu’active et publique.
La sociologie tchadienne est encore balbutiante. Ce balbutiement n’est pas uniquement accidentel, mais je crois qu’elle est la cause de deux phénomènes. La sociologie n’a pas encore fait preuve de sa valeur et de son utilité pour la société tchadienne. Il suffit de constater que les sociologues tchadiens sont quasi absents des espaces qu’ils devraient occuper. C’est le cas notamment du secteur du développement au Tchad qui est très largement dominé par les juristes et les agronomes. La sociologie au Tchad ne sert pas la société tchadienne comme elle le devrait car la sociologie devrait définir, promouvoir et informer par ses analyses le dialogue et le débat public.
De mon point de vue, l’obstacle majeur de l’émergence d’une discursive sociologique active et publique, c’est le manque de formation des jeunes dans le domaine Sociologique à l’Université du Tchad.
Les étudiants tchadiens apprennent à lire les théories de Max Weber au department de la Philosophie ou des Scienes Humaines mais ont du mal à lire leur propre société. Ils peuvent très certainement réciter des passages des textes de Bourdieu, mais ils ne peuvent pas utiliser les outils conceptuels et épistémologiques bourdieusiens dans le contexte tchadien. La faculté enseigne la sociologie, mais ne forme pas de sociologues capables de jouer un rôle dans la société tchadienne, probablement parce que l’université au Tchad comme d’ailleurs les institutions de formation en générale injecte une quantité de connaissances sans une mission, sans une vision, sans un objet.
Je vois deux causes à un tel phénomène. Il y en probablement plus, mais je m’attarderais uniquement sur celles-ci.
1). Le système universitaire tchadien reproduit la structure des pouvoirs qui est transversale dans la société tchadienne. Ce que j’entends par là, c’est que les personnes en charge de la formation des jeunes sociologues n’adoptent pas une pédagogie qui favorise l’émergence d’une classe de sociologues capable de faire face aux défis imposés par une réalité complexe. Les professeurs et l’université de manière générale reproduisent un système mandarinal. Dans un tel système, les professeurs comme détenteurs de la connaissance-pouvoir maintiennent leurs étudiants dans une position d’ignorance qui perpétue le pouvoir du professeur comme le maître absolu de la discipline. Dit autrement, les professeurs n’ont pas d’intérêt à former des étudiants pour que ceux-ci deviennent de bons analystes car cela leur ferait perdre un pouvoir hégémonique sur la discipline. Les professeurs d’université s’ils font leur travail correctement sont censés former des étudiants plus critiques vis-à-vis des situations qui posent problèmes, plus conscients des problématiques de leur environnement, et plus réflexifs.
2). L’université a une fonction limitée qui est de délivrer un certificat d’enseignement à des étudiants.
Une société malade telle que la société tchadienne, a besoin de sociologues pouvant non seulement identifier la maladie, mais qui soient aussi suffisamment impliqués dans l’action sociale pour participer activement dans l’accompagnement de celle-ci dans la voie de la guérison. Mais le défi le plus important pour les sociologues et la faculté des Lettres en général, c’est de faire une rupture épistémologique avec les cadres d’analyse sociologique issus des traditions occidentales pour développer un corpus scientifique opérant et pertinent pour le contexte socio-historique tchadien ; c’est-à-dire construire une sociologie tchadienne. Une sociologie dans laquelle on peut lire la dimension socio-historique du sociologue ; une sociologie qui soit le reflet renvoyé de la société tchadienne.
Le contexte du chômage, de rareté des ressources sociales et économiques a mis le sociologue tchadien dans une situation qui le détourne de sa fonction morale vis-à-vis de la société tchadienne. Comme tout un chacun, il cherche une activité professionnelle qui lui permette de nourrir sa famille. Le secteur du développement qui est certainement aujourd’hui l’un des grands secteurs créateurs d’emplois, absorbe les sociologues dans diverses fonctions. Ils deviennent des experts dans un champ particulier. Bien que ces expertises permettent le développement de l’institution-employeur, elles ne servent pas la société. Les professeurs de sociologie passent leur temps à fournir des services, des consultations pour l’État ou les autres agences de développement, mais s’éloignent de leur public, en particulier de leurs étudiants.
Nombreux sont ceux qui volontairement utilisent leurs étudiants comme main-d’œuvre dans des recherches notamment quantitatives, mais ils ne mettent pas en place les conditions pour au moins en faire de bons sociologues professionnels. Il y a un an je travaillais comme assistant avec deux étudiants africains de fin du deuxième cycle en Economie de Developpement sur un projet de développement communautaire (Assets Building) en milieu rural au Ghana. Je fus extrêmement surpris de constater que ces étudiants qui discutaient de textes sociologiques, ne comprenaient pas l’importance de la microfinance dans l’économie paysanne Ghanéenne. La chose qui me frappe le plus, c’est très certainement le fait que ces étudiants sont de manière générale incapables de comprendre les dynamiques sociales qui caractérisent leurs communautés urbaines et rurales bien qu’ayant passé leur premier cycle universitaire au Ghana. L’impact de la méconnaissance de ces étudiants est plus important que ce qu’il n’y paraîtrait car en étant incapables de comprendre les réalités sociologiques des communautés pauvres et vulnérables qui dominent le paysage social, ils s’excluent de l’espace du discours public et renforcent, sans le savoir, l’hégémonie d’un discours construit par les développeurs étrangers qui acquièrent de fait une autorité et une légitimité dans l’application de solutions exogènes, mais aussi dans l’identification des problèmes indigènes.
Cela signifie clairement que l’université contribue à la dégradation de la situation en mettant sur le marché de l’emploi, notamment l’emploi dans le secteur du développement, des citoyens mal formés et potentiellement dangereux pour les communautés fragilisées et vulnérables. Je dis potentiellement dangereux car l’ignorance est une arme redoutable. La politique du ventre empêche l’émergence d’une classe de citoyens critiques et réflexifs, capables de mettre en marche des actions de transformation sociale à travers l’activisme social. Les jeunes sociologues pressés par les préoccupations d’ordre domestique n’ont pas le temps d’être des sociologues. La politique du ventre domine l’intellect, et le discours devient une rhétorique bon marché, construite sur des platitudes, des filaments idéologiques et des lieux communs. Les discours dominants ne cherchent pas à analyser un problème et à proposer une solution, mais plutôt à utiliser la voix et la connaissance même médiocre pour acheter des écoutes et donc augmenter le pouvoir pour soi. Autrement dit, on ne parle pas pour construire et dialoguer mais on parle pour se faire entendre et avoir accès à des ressources politiques, sociales et économiques.
La sociologie tchadienne est encore à inventer. Le sociologue tchadien est encore en devenir. La société tchadienne a besoin d’experts locaux pour lui parler et dialoguer afin de trouver des solutions qui facilitent le changement social et le développement. Il ne peut y avoir d’action sociale sans, au préalable, une réflexion méthodique et rigoureuse sur les problèmes. L’action doit être pensée avant d’exister concrètement et, pour moi, c’est aujourd’hui ce qui manque au Tchad.
La sociologie publique implique une double voie. Le sociologue éduque le public qui, à son tour, éduque le sociologue. Ce dernier génère des débats sur les questions importantes qui concernent la société. Dans le contexte actuel, les problèmes auquels fait face le Tchad sont non seulement nombreux mais aussi complexes. Mais la situation actuelle n’est pas le résultat de la crise de 1990, elle est le résultat de plusieurs décades de déclin et de solutions inadéquates proposées par des politiciens foncièrement démagogues et les développeurs des agences internationales qui ne comprennent le Tchad qu’au travers de leurs lunettes discriminantes. Les discours de la place publique sont contre l’opinion publique, car ces discours, au lieu de porter la lumière sur les situations problématiques, tendent à les rendre plus opaques. La sociologue publique est la conscience de la société.
La société ne peut pas trouver seule des solutions. Pour paraphraser Platon, je dirais que la cité a besoin d’un sociologue qui reflète ses maux, qui aide le public à se former une opinion sur les phénomènes sociaux ; d’un sociologue qui sache et qui accepte d’apprendre constamment de son public qu’il soit lettré ou illettré ; des membres de sa communauté. Les sociologues tchadiens et notamment les jeunes qui sortent de l’université du Tchad doivent réapproprier l’espace du dialogue et des débats qui est présentement entre les mains de politiciens et de quelques responsables d’organisations de la société civile et de nombreux développeurs étrangers. Ces sociologues doivent articuler les nécessités du ventre et les besoins de leur société.
Je suis conscient que les salaires attractifs donnés par les organisations internationales offrent de nombreux avantages, mais ces organisations demandent en retour obédience à leur univers institutionnel. Dit autrement, en entrant dans l’antre du diable, l’individu doit abandonner son âme. En discutant avec de nombreux professionnels tchadiens, je me suis rendu compte que ceux-ci vivent en suspens entre deux univers. D’un côté en tant que professionnel, ils ressentent l’incongruité de leur situation et très souvent la distance qui existe entre les actions de leur employeur et les nécessités de ce pays. Prisonnier des conditions imposées par le ventre, ils n’osent pas dialoguer et négocier avec l’employeur des solutions qu’ils pensent plus adaptées à leur société.
Cependant, dans le discours, ils développent une rhétorique révolutionnaire qui révèle un nationalisme presque raciste ou encore ils produisent un discours critique contre les discours et les pratiques dominants. Leur action sociale demeure du domaine de la rhétorique et n’a pas d’impact sur le terrain des réalités sociologiques. Le résultat, ce sont des contradictions internes difficilement gérables qui produisent de la frustration et une forme de violence contre soi.
Félix Ngoussou,
Consultant en Assets Building
SBA
Quelle que soit la lecture que l’on fasse de la société tchadienne, quelles que soient les prédispositions idéologiques et discursives que l’on adopte, on ne peut pas nier que la société tchadienne est malade. Un cancer est en train de ronger les fondations de cette société depuis plusieurs décénies et ce qui trouble le plus l’analyste extérieur que je suis, c’est l’absence d’une discursive constructive qui permette à la fois une prise de conscience sur les maux dont souffre notre patient, mais plus fondamentalement une prise de conscience sur la nécessaire médication qu’il faut instituer.
L’absence de discours n’est pas simplement un manque, mais c’est un manque significatif, une faiblesse de capacité des intellectuels de ce pays de prendre en main la production d’une rhétorique active. Quand Platon déclarait que , « … les meilleurs gardiens de la cité doivent être des philosophes », celà fut peut-être vrai dans le contexte de la société grecque antique, mais aujourd’hui au Tchad, le sociologue qui doit jouer ce rôle fondamental dans la cite ne pointe pas son nez. Cela m’amène à me poser la question sur le discours sociologique au Tchad et sa relation avec la société tchadienne. Mais pour qu’il y ait un discours sociologique faut-il encore qu’il y ait une sociologie tchadienne et un sociologue. Où se cache le sociologue tchadien ?
Dans une de mes classes de Sociologie de Developpement, Dr. Anderson Schumann disait : “La sociologie n’est pas simplement une discipline qui étudie les phénomènes sociaux, elle est un discours sur la société, pour la société”. Elle est non pas simplement une science du social, mais, dans le contexte d’un pays tel que le Tchad, elle est fondamentalement une science du changement social, elle doit exister pour accompagner la société dans ses difficiles mutations, plus particulièrement dans le contexte actuel de la globalisation qui a enveloppé l’avenir d’’incertitudes. Au-delà de sa fonction de production d’analytique des maux sociaux, elle doit sortir de sa prison heuristique pour devenir une science de l’activisme social, une science pour le public non des intellectuels et des étudiants, mais du grand public. Elle met le mal à plat, décrit les symptômes , annonce les catastrophes sociaux à venir, mais surtout elle aide à trouver la voie à suivre pour sortir de l’impasse. Cela ne veut pas dire que le sociologue détient la science de lire l’avenir, mais simplement la lecture des signes sociaux non seulement indique le présent mais permet de déceler les tendances de l’avenir. Elle avertit le public des conséquences de certains choix collectifs, mais aussi elle accompagne la construction d’une opinion publique. En ce sens je ne peux concevoir la sociologie autrement qu’active et publique.
La sociologie tchadienne est encore balbutiante. Ce balbutiement n’est pas uniquement accidentel, mais je crois qu’elle est la cause de deux phénomènes. La sociologie n’a pas encore fait preuve de sa valeur et de son utilité pour la société tchadienne. Il suffit de constater que les sociologues tchadiens sont quasi absents des espaces qu’ils devraient occuper. C’est le cas notamment du secteur du développement au Tchad qui est très largement dominé par les juristes et les agronomes. La sociologie au Tchad ne sert pas la société tchadienne comme elle le devrait car la sociologie devrait définir, promouvoir et informer par ses analyses le dialogue et le débat public.
De mon point de vue, l’obstacle majeur de l’émergence d’une discursive sociologique active et publique, c’est le manque de formation des jeunes dans le domaine Sociologique à l’Université du Tchad.
Les étudiants tchadiens apprennent à lire les théories de Max Weber au department de la Philosophie ou des Scienes Humaines mais ont du mal à lire leur propre société. Ils peuvent très certainement réciter des passages des textes de Bourdieu, mais ils ne peuvent pas utiliser les outils conceptuels et épistémologiques bourdieusiens dans le contexte tchadien. La faculté enseigne la sociologie, mais ne forme pas de sociologues capables de jouer un rôle dans la société tchadienne, probablement parce que l’université au Tchad comme d’ailleurs les institutions de formation en générale injecte une quantité de connaissances sans une mission, sans une vision, sans un objet.
Je vois deux causes à un tel phénomène. Il y en probablement plus, mais je m’attarderais uniquement sur celles-ci.
1). Le système universitaire tchadien reproduit la structure des pouvoirs qui est transversale dans la société tchadienne. Ce que j’entends par là, c’est que les personnes en charge de la formation des jeunes sociologues n’adoptent pas une pédagogie qui favorise l’émergence d’une classe de sociologues capable de faire face aux défis imposés par une réalité complexe. Les professeurs et l’université de manière générale reproduisent un système mandarinal. Dans un tel système, les professeurs comme détenteurs de la connaissance-pouvoir maintiennent leurs étudiants dans une position d’ignorance qui perpétue le pouvoir du professeur comme le maître absolu de la discipline. Dit autrement, les professeurs n’ont pas d’intérêt à former des étudiants pour que ceux-ci deviennent de bons analystes car cela leur ferait perdre un pouvoir hégémonique sur la discipline. Les professeurs d’université s’ils font leur travail correctement sont censés former des étudiants plus critiques vis-à-vis des situations qui posent problèmes, plus conscients des problématiques de leur environnement, et plus réflexifs.
2). L’université a une fonction limitée qui est de délivrer un certificat d’enseignement à des étudiants.
Une société malade telle que la société tchadienne, a besoin de sociologues pouvant non seulement identifier la maladie, mais qui soient aussi suffisamment impliqués dans l’action sociale pour participer activement dans l’accompagnement de celle-ci dans la voie de la guérison. Mais le défi le plus important pour les sociologues et la faculté des Lettres en général, c’est de faire une rupture épistémologique avec les cadres d’analyse sociologique issus des traditions occidentales pour développer un corpus scientifique opérant et pertinent pour le contexte socio-historique tchadien ; c’est-à-dire construire une sociologie tchadienne. Une sociologie dans laquelle on peut lire la dimension socio-historique du sociologue ; une sociologie qui soit le reflet renvoyé de la société tchadienne.
Le contexte du chômage, de rareté des ressources sociales et économiques a mis le sociologue tchadien dans une situation qui le détourne de sa fonction morale vis-à-vis de la société tchadienne. Comme tout un chacun, il cherche une activité professionnelle qui lui permette de nourrir sa famille. Le secteur du développement qui est certainement aujourd’hui l’un des grands secteurs créateurs d’emplois, absorbe les sociologues dans diverses fonctions. Ils deviennent des experts dans un champ particulier. Bien que ces expertises permettent le développement de l’institution-employeur, elles ne servent pas la société. Les professeurs de sociologie passent leur temps à fournir des services, des consultations pour l’État ou les autres agences de développement, mais s’éloignent de leur public, en particulier de leurs étudiants.
Nombreux sont ceux qui volontairement utilisent leurs étudiants comme main-d’œuvre dans des recherches notamment quantitatives, mais ils ne mettent pas en place les conditions pour au moins en faire de bons sociologues professionnels. Il y a un an je travaillais comme assistant avec deux étudiants africains de fin du deuxième cycle en Economie de Developpement sur un projet de développement communautaire (Assets Building) en milieu rural au Ghana. Je fus extrêmement surpris de constater que ces étudiants qui discutaient de textes sociologiques, ne comprenaient pas l’importance de la microfinance dans l’économie paysanne Ghanéenne. La chose qui me frappe le plus, c’est très certainement le fait que ces étudiants sont de manière générale incapables de comprendre les dynamiques sociales qui caractérisent leurs communautés urbaines et rurales bien qu’ayant passé leur premier cycle universitaire au Ghana. L’impact de la méconnaissance de ces étudiants est plus important que ce qu’il n’y paraîtrait car en étant incapables de comprendre les réalités sociologiques des communautés pauvres et vulnérables qui dominent le paysage social, ils s’excluent de l’espace du discours public et renforcent, sans le savoir, l’hégémonie d’un discours construit par les développeurs étrangers qui acquièrent de fait une autorité et une légitimité dans l’application de solutions exogènes, mais aussi dans l’identification des problèmes indigènes.
Cela signifie clairement que l’université contribue à la dégradation de la situation en mettant sur le marché de l’emploi, notamment l’emploi dans le secteur du développement, des citoyens mal formés et potentiellement dangereux pour les communautés fragilisées et vulnérables. Je dis potentiellement dangereux car l’ignorance est une arme redoutable. La politique du ventre empêche l’émergence d’une classe de citoyens critiques et réflexifs, capables de mettre en marche des actions de transformation sociale à travers l’activisme social. Les jeunes sociologues pressés par les préoccupations d’ordre domestique n’ont pas le temps d’être des sociologues. La politique du ventre domine l’intellect, et le discours devient une rhétorique bon marché, construite sur des platitudes, des filaments idéologiques et des lieux communs. Les discours dominants ne cherchent pas à analyser un problème et à proposer une solution, mais plutôt à utiliser la voix et la connaissance même médiocre pour acheter des écoutes et donc augmenter le pouvoir pour soi. Autrement dit, on ne parle pas pour construire et dialoguer mais on parle pour se faire entendre et avoir accès à des ressources politiques, sociales et économiques.
La sociologie tchadienne est encore à inventer. Le sociologue tchadien est encore en devenir. La société tchadienne a besoin d’experts locaux pour lui parler et dialoguer afin de trouver des solutions qui facilitent le changement social et le développement. Il ne peut y avoir d’action sociale sans, au préalable, une réflexion méthodique et rigoureuse sur les problèmes. L’action doit être pensée avant d’exister concrètement et, pour moi, c’est aujourd’hui ce qui manque au Tchad.
La sociologie publique implique une double voie. Le sociologue éduque le public qui, à son tour, éduque le sociologue. Ce dernier génère des débats sur les questions importantes qui concernent la société. Dans le contexte actuel, les problèmes auquels fait face le Tchad sont non seulement nombreux mais aussi complexes. Mais la situation actuelle n’est pas le résultat de la crise de 1990, elle est le résultat de plusieurs décades de déclin et de solutions inadéquates proposées par des politiciens foncièrement démagogues et les développeurs des agences internationales qui ne comprennent le Tchad qu’au travers de leurs lunettes discriminantes. Les discours de la place publique sont contre l’opinion publique, car ces discours, au lieu de porter la lumière sur les situations problématiques, tendent à les rendre plus opaques. La sociologue publique est la conscience de la société.
La société ne peut pas trouver seule des solutions. Pour paraphraser Platon, je dirais que la cité a besoin d’un sociologue qui reflète ses maux, qui aide le public à se former une opinion sur les phénomènes sociaux ; d’un sociologue qui sache et qui accepte d’apprendre constamment de son public qu’il soit lettré ou illettré ; des membres de sa communauté. Les sociologues tchadiens et notamment les jeunes qui sortent de l’université du Tchad doivent réapproprier l’espace du dialogue et des débats qui est présentement entre les mains de politiciens et de quelques responsables d’organisations de la société civile et de nombreux développeurs étrangers. Ces sociologues doivent articuler les nécessités du ventre et les besoins de leur société.
Je suis conscient que les salaires attractifs donnés par les organisations internationales offrent de nombreux avantages, mais ces organisations demandent en retour obédience à leur univers institutionnel. Dit autrement, en entrant dans l’antre du diable, l’individu doit abandonner son âme. En discutant avec de nombreux professionnels tchadiens, je me suis rendu compte que ceux-ci vivent en suspens entre deux univers. D’un côté en tant que professionnel, ils ressentent l’incongruité de leur situation et très souvent la distance qui existe entre les actions de leur employeur et les nécessités de ce pays. Prisonnier des conditions imposées par le ventre, ils n’osent pas dialoguer et négocier avec l’employeur des solutions qu’ils pensent plus adaptées à leur société.
Cependant, dans le discours, ils développent une rhétorique révolutionnaire qui révèle un nationalisme presque raciste ou encore ils produisent un discours critique contre les discours et les pratiques dominants. Leur action sociale demeure du domaine de la rhétorique et n’a pas d’impact sur le terrain des réalités sociologiques. Le résultat, ce sont des contradictions internes difficilement gérables qui produisent de la frustration et une forme de violence contre soi.
Félix Ngoussou,
Consultant en Assets Building
SBA