Chu a une semaine de vacances. Nous sommes vers la fin novembre 2019. Elle souhaite changer un peu d’environnement. Nous avons toujours partagé cette envie récurrente de partir vers d’autres contrées, dans l’intention de s’enivrer des odeurs que nous offre la découverte des cultures différentes. Elle m’appelle et me propose un séjour à Copenhague (Danemark). Mais qui va dans ce pays en ces temps de froid ? – m’exclamé-je.
Daniel, le mari de Chu, réserve une petite surprise à sa dulcinée. Il est tout content. Ça le tient particulièrement à cœur. Un voyage à Madison, dans le Wisconsin. Il m’a mis dans la confidence. Son objectif, c’est de ramener son amoureuse à cet endroit où ils se sont connus pour la première fois, et où ils se sont mariés. Il a même déjà acheté les billets d’avion et réservé une suite dans un bel hôtel de la place. Il me parle, comme toujours, avec une pointe de nostalgie presque joyeuse, de ses années aux États-Unis. De comment ils ont fait corps.
Elle était encore étudiante à l’université du coin, et lui, jeune correspondant pour la presse locale. Un peu pigiste sur les bords. À cette époque, il ne gagnait pas assez pour vivre décemment, mais devait continuer à faire ses preuves pour espérer un meilleur salaire. Durant un laps de temps, avant d’adjoindre un véto catégorique, ils vivaient des fonds qui venaient du Cambodge. Les parents de Chu envoyaient de l’argent chaque mois pour que leur fille et leur gendre ne manquent de rien au pays de l’oncle Sam. Daniel n’a rien oublié. Il a d’excellents rapports avec ceux de Phnom Penh. Il me dit, avec une voix remplie d’émotion, et un sourire prononcé : « J’étais un peu très pauvre, mais elle m’a quand même aimé, c’est fou ça hein ».
Ce matin, la surprise s’est transformée en catastrophe. Il se trouve que le passeport de Chu est périmé depuis un bon bout de temps. Nous étions donc en juillet, elle et moi, en Guinée Conakry, avec un passeport périmé ? Oh mon dieu ! Elle ne peut donc pas entrer sur le sol américain. Sur le formulaire de l'ESTA (Programme d'exemption de Visa pour les États-Unis), on demande obligatoirement six mois de validité. Il faut maintenant réfléchir à comment se faire rembourser. Et là aussi, ce n’est pas évident. L’assurance rejette ce motif d’annulation. Il n’y aura donc pas indemnisation. Les billets d’avion ne sont pas restituables, et pourtant, ils ont coûté cher. L’hôtel accepte de se faire payer une seule nuitée, et d’annuler les autres. Un consensus doit être trouvé, au plus vite. En fin de compte, ils se disent que ce voyage est onéreux, et qu’il ne faudrait pas le bousiller. Daniel décide donc de partir tout seul, et de profiter pour deux. C’est d’ailleurs l’unique solution intelligente à prendre…
Chu a fait la route jusqu’à Genève. Nous avons déjeuné dans un petit restaurant feutré au bord du lac Léman. Nous nous sommes arrêtés près de l’horloge fleurie où nous apercevions le Jet d’eau. Nous avons ensuite traversé le pont, en direction de l’hôtel beau-rivage, où nous avons découvert une petite plaque commémorative donnant sur l’eau, où fut assassinée sur le quai Sissi l'impératrice d'Autriche. Le soir venu, après un repos bien mérité, nous arpentons le quartier très animé des Pâquis, et nous dînons dans un boui-boui sympa.
Tôt le lendemain matin, nous prenons la route, direction la Belgique. Par galanterie, c’est moi qui suis au volant, qui débute avant qu’elle ne m’aide quand je serais fatigué... Je n’ai jamais compris comment on fait pour conduire à Genève. Entre les embouteillages, les radars automatiques, les pistes exclusivement réservées aux motocyclistes, des traits jaunes sur la route, pour les transports en commun et les taxis, les vois du tramway, et des fois des routes que l’on doit se céder réciproquement, et tout.
Plusieurs heures plus tard, nous entrons à Bruxelles. Première escale, à la rue Rogier, non loin de la Gare du Nord, à Schaerbeek. Ça fait longtemps que je ne suis plus revenu ici. Que de beaux moments passés à cet endroit. Je ressens encore le goût du café italien que nous dégustions le petit matin. J’hume cette odeur qui se distillait dans la nature. J’ai encore en mémoire le petit Turc qui ne voulait pas aller à l’école, et qui essayait tant bien que mal, tous les matins, de convaincre ses parents de le laisser à la maison. Je revois cet Iranien, ce vieux et beau monsieur, réfugié politique depuis des années. Il se tenait souvent debout, à son balcon, le visage glacial, et les mains dans la poche. Au premier abord, on le croirait pas aimable, alors que lorsqu’on le rencontrait dans la rue, on était subjugué par sa bienveillance. Il redressait subitement son épaule comme un rocking-chair, et n’hésitait pas à faire la conversation. Il adorait Téhéran, et ne se privait pas de raconter son ancienne vie là-bas. De comment c’était bien avant que certains décident d’attenter à sa vie. Il aimait aussi nous parler en persan, comme si nous étions censés connaître cette langue.
Il y avait aussi Bouchra, une septuagénaire, originaire de l’Algérie, qui vendait à moindre coût du pain traditionnel, et du thé. Elle était veuve, et vivait seule chez Faiza, sa fille. Celle-ci était très souvent absente pour son travail. Et puis un jour, Bouchra s’est fait arrêter par la police. On lui reprochait le fait qu’elle n’avait pas déclaré son activité aux impôts. Elle avait essayé d’expliquer aux policiers que ce n’était pas vraiment du commerce, mais plutôt une distraction, chasser l’ennuie. Son chiffre d’affaires était de moins de dix pains par jour. Les policiers lui ont répondu en lui signifiant que cela ne changeait en rien le fait qu’elle était en infraction. Elle avait eu très peur, et pensait qu’on allait la rapatrier en Algérie. Après tant d'années en Belgique, Bouchra ignorait encore qu’elle était belge pour de vraie. Dans sa tête, son pays a toujours été la Kabylie… Elle s’était fait verbaliser, et devait régulariser sa situation...
À la rue Rogier, dorénavant, les visages ont changé. Certains ont déménagé, et d’autres ont cassé leurs pipes, et puis la vie a continué… Il y a quelqu’un qui a dit qu’il y avait toujours de l’animation : le défilé des filles de joie, à cinq heures du matin, qui reviennent de la rue d'Aerschot. Et les passants, en partance pour le marché oriental, à la rue Brabant.
Chu me demande si je me crois dans un documentaire télévisuel. Elle éclate de rire. Elle n’arrive plus à s’arrêter. C’est contagieux. On rit, et on redevient subitement sérieux, lorsqu’on constate qu’Ousmane, le monsieur en face de nous, sur un fauteuil roulant, nous regarde étrangement, comme si c’était de lui qu’on osait se moquer. On se sent bizarre. On ne sait pas trop quoi faire. Chu lui fait un bonjour, avec ses mains, et un sourire affable. Il tourne son visage de l’autre côté, l’air vexé. On décide de ne pas en rajouter avec des explications, qui seraient interminables, et peut-être même coupables, alors qu’on ne riait pas de lui.
On décide de quitter les lieux ; de rejoindre la Porte de Namur. En chemin, je parle de ce que j’avais entendu dire sur Ousmane, ce jeune Malien de la rue Brabant. À l’époque, on disait qu’il était même passé à la télévision raconter ses galères, les larmes coulant sur ses joues. Il avait dit qu’il n’en pouvait plus de se sentir enchaîné. Après son divorce, il était endetté jusqu'au cou, et travaillait durement pour rembourser ses dettes, mais malgré ses efforts, il n’arrivait pas à remonter la pente. Il a donc décidé de sauter du balcon de son immeuble, pour se suicider, et que ça prenne fin. Il s’est loupé, et il est devenu tétraplégique…
Nous sommes très heureux d’être là, et ça se voit. On arpente les rues de Matongé. On dit « boté na yo » à tous ceux qu’on rencontre. Tout ce qui se passe ici nous plaît. Les adresses d’antan. Les amis d’autrefois. On mange du Pondu chez Paulette. On fait nos emplettes. Chu décide de se faire un brushing, et ensuite les ongles, chez Anastasie. Et moi, en attendant, j’ai un coup de barre, je m’endors devant une série télévisée en Hindi…
Il y a quelqu’un qui dit nous connaître, et s’empresse de venir nous saluer. Il continue en disant qu’il nous voyait souvent promener notre chien à Forest. Chu a effectivement longtemps vécu à Forest, mais elle n’a jamais eu de chien. Moi non plus. On ne sait trop quoi lui dire. Le monsieur continue. Il nous appelle « les amoureux ». Pantois, on se regarde, Chu et moi. Il nous prend, presque de force, dans ses bras, et demande où est-ce qu’on vit maintenant. Chu lui dit qu’elle est désormais à Uccle. Et moi, je fais semblant, je ne dis rien. Je suis gêné. Chu commence aussi à l’être. On ne sait pas trop comment lui faire comprendre cela gentiment. Il dit qu’il est organisateur de soirée. Que c’est lui qui fait danser Bruxelles le week-end. On ne se sent pas concernés, pour dire vrai, on s’en fout un peu, mais on reste polis. Et puis, d’un coup, il dit : « Je profite de cette belle rencontre fortuite pour vous inviter à ma régalade de demain en fin de matinée, et je vous préviens, il y aura du monde. »
Il continue en nous disant qu’il est d’origine camerounaise. Il nous parle ensuite de sa vie. De comment il est beau, frais et riche. On ne dit rien. Et ça ne le gêne pas. Il nous parle de son village, de la vie là-bas, et à un moment, il dit qu’il est prince. On a envie de rire, mais on se retient. Il continue en nous relatant sa vie bruxelloise. De comment il est heureux en ménage. C’est loufoque. Pour le taquiner un peu, je lui demande si je pourrais prendre la parole, à sa régalade, et dénoncer le massacre des humains en cours au Cameroun. D’un ton sec, il me dit que les gens viendront à son festin pour manger et boire, et non pour parler de morts. J’écarquille les yeux, et je lui demande s’il est au courant qu’il y a la guerre au Cameroun. Que les anglophones, dans le nord-ouest et le sud-ouest, sont en train d’être tués. Il se met à rire. Il est tellement heureux quand il rit. Ça se voit. Il rit jusqu’à ce que ses dents soient visibles de loin. Il rit pour nous montrer comment il est gracieux. Comment il sent bon. Comment tout va bien pour lui. Oui, il rit pour que l’on puisse le voir et l’admirer, un peu comme ces gens en manquent d’affection, et qui font semblant. Ensuite, il me dit, sur un ton léger, et hautain, comme quoi il n’est pas concerné. Il dit que les gens font trop de bruit sur internet, et qu’en réalité, il n’y a pas grand-chose. Il dit : « ce n’est pas très grave ça, tout va bien au Cameroun ».
Cette manière de balayer d’un revers de main les souffrances des autres est insupportable. Il y a un sourire nerveux, poncif à outrance, qui surgit sur nos visages. On n’arrive plus à faire semblant. Discrètement, on se tient fermement les mains. On n’en croit pas nos oreilles. On se regarde. On est épuisés. Il n’est plus possible de s’infliger cela. La coiffeuse a bien compris, elle vient à notre secours, demande au monsieur de bien vouloir s’en aller. Anastasie menace de faire intervenir la police. Il s’en va. On est contents. Ça se voit. On boit de l’eau. On blablate un petit peu, et on rentre à la maison, chez Chu.
Le soir venu, nous sommes invités à manger chez des amis à De Brouckère. À la fin du dîner, on décide de faire quelques pas pour se dégourdir les jambes. Nous prenons la route en direction de la Grand-Place, Bruxelles continue à nous éblouir. Les lumières. C’est magique. Féérique. Les restaurants. Les touristes. Les langues… Nous déambulons devant les vitrines des magasins, sur ces belles rues faites de pavés... Et puis vient le temps de repartir.
Daniel, le mari de Chu, réserve une petite surprise à sa dulcinée. Il est tout content. Ça le tient particulièrement à cœur. Un voyage à Madison, dans le Wisconsin. Il m’a mis dans la confidence. Son objectif, c’est de ramener son amoureuse à cet endroit où ils se sont connus pour la première fois, et où ils se sont mariés. Il a même déjà acheté les billets d’avion et réservé une suite dans un bel hôtel de la place. Il me parle, comme toujours, avec une pointe de nostalgie presque joyeuse, de ses années aux États-Unis. De comment ils ont fait corps.
Elle était encore étudiante à l’université du coin, et lui, jeune correspondant pour la presse locale. Un peu pigiste sur les bords. À cette époque, il ne gagnait pas assez pour vivre décemment, mais devait continuer à faire ses preuves pour espérer un meilleur salaire. Durant un laps de temps, avant d’adjoindre un véto catégorique, ils vivaient des fonds qui venaient du Cambodge. Les parents de Chu envoyaient de l’argent chaque mois pour que leur fille et leur gendre ne manquent de rien au pays de l’oncle Sam. Daniel n’a rien oublié. Il a d’excellents rapports avec ceux de Phnom Penh. Il me dit, avec une voix remplie d’émotion, et un sourire prononcé : « J’étais un peu très pauvre, mais elle m’a quand même aimé, c’est fou ça hein ».
Ce matin, la surprise s’est transformée en catastrophe. Il se trouve que le passeport de Chu est périmé depuis un bon bout de temps. Nous étions donc en juillet, elle et moi, en Guinée Conakry, avec un passeport périmé ? Oh mon dieu ! Elle ne peut donc pas entrer sur le sol américain. Sur le formulaire de l'ESTA (Programme d'exemption de Visa pour les États-Unis), on demande obligatoirement six mois de validité. Il faut maintenant réfléchir à comment se faire rembourser. Et là aussi, ce n’est pas évident. L’assurance rejette ce motif d’annulation. Il n’y aura donc pas indemnisation. Les billets d’avion ne sont pas restituables, et pourtant, ils ont coûté cher. L’hôtel accepte de se faire payer une seule nuitée, et d’annuler les autres. Un consensus doit être trouvé, au plus vite. En fin de compte, ils se disent que ce voyage est onéreux, et qu’il ne faudrait pas le bousiller. Daniel décide donc de partir tout seul, et de profiter pour deux. C’est d’ailleurs l’unique solution intelligente à prendre…
Chu a fait la route jusqu’à Genève. Nous avons déjeuné dans un petit restaurant feutré au bord du lac Léman. Nous nous sommes arrêtés près de l’horloge fleurie où nous apercevions le Jet d’eau. Nous avons ensuite traversé le pont, en direction de l’hôtel beau-rivage, où nous avons découvert une petite plaque commémorative donnant sur l’eau, où fut assassinée sur le quai Sissi l'impératrice d'Autriche. Le soir venu, après un repos bien mérité, nous arpentons le quartier très animé des Pâquis, et nous dînons dans un boui-boui sympa.
Tôt le lendemain matin, nous prenons la route, direction la Belgique. Par galanterie, c’est moi qui suis au volant, qui débute avant qu’elle ne m’aide quand je serais fatigué... Je n’ai jamais compris comment on fait pour conduire à Genève. Entre les embouteillages, les radars automatiques, les pistes exclusivement réservées aux motocyclistes, des traits jaunes sur la route, pour les transports en commun et les taxis, les vois du tramway, et des fois des routes que l’on doit se céder réciproquement, et tout.
Plusieurs heures plus tard, nous entrons à Bruxelles. Première escale, à la rue Rogier, non loin de la Gare du Nord, à Schaerbeek. Ça fait longtemps que je ne suis plus revenu ici. Que de beaux moments passés à cet endroit. Je ressens encore le goût du café italien que nous dégustions le petit matin. J’hume cette odeur qui se distillait dans la nature. J’ai encore en mémoire le petit Turc qui ne voulait pas aller à l’école, et qui essayait tant bien que mal, tous les matins, de convaincre ses parents de le laisser à la maison. Je revois cet Iranien, ce vieux et beau monsieur, réfugié politique depuis des années. Il se tenait souvent debout, à son balcon, le visage glacial, et les mains dans la poche. Au premier abord, on le croirait pas aimable, alors que lorsqu’on le rencontrait dans la rue, on était subjugué par sa bienveillance. Il redressait subitement son épaule comme un rocking-chair, et n’hésitait pas à faire la conversation. Il adorait Téhéran, et ne se privait pas de raconter son ancienne vie là-bas. De comment c’était bien avant que certains décident d’attenter à sa vie. Il aimait aussi nous parler en persan, comme si nous étions censés connaître cette langue.
Il y avait aussi Bouchra, une septuagénaire, originaire de l’Algérie, qui vendait à moindre coût du pain traditionnel, et du thé. Elle était veuve, et vivait seule chez Faiza, sa fille. Celle-ci était très souvent absente pour son travail. Et puis un jour, Bouchra s’est fait arrêter par la police. On lui reprochait le fait qu’elle n’avait pas déclaré son activité aux impôts. Elle avait essayé d’expliquer aux policiers que ce n’était pas vraiment du commerce, mais plutôt une distraction, chasser l’ennuie. Son chiffre d’affaires était de moins de dix pains par jour. Les policiers lui ont répondu en lui signifiant que cela ne changeait en rien le fait qu’elle était en infraction. Elle avait eu très peur, et pensait qu’on allait la rapatrier en Algérie. Après tant d'années en Belgique, Bouchra ignorait encore qu’elle était belge pour de vraie. Dans sa tête, son pays a toujours été la Kabylie… Elle s’était fait verbaliser, et devait régulariser sa situation...
À la rue Rogier, dorénavant, les visages ont changé. Certains ont déménagé, et d’autres ont cassé leurs pipes, et puis la vie a continué… Il y a quelqu’un qui a dit qu’il y avait toujours de l’animation : le défilé des filles de joie, à cinq heures du matin, qui reviennent de la rue d'Aerschot. Et les passants, en partance pour le marché oriental, à la rue Brabant.
Chu me demande si je me crois dans un documentaire télévisuel. Elle éclate de rire. Elle n’arrive plus à s’arrêter. C’est contagieux. On rit, et on redevient subitement sérieux, lorsqu’on constate qu’Ousmane, le monsieur en face de nous, sur un fauteuil roulant, nous regarde étrangement, comme si c’était de lui qu’on osait se moquer. On se sent bizarre. On ne sait pas trop quoi faire. Chu lui fait un bonjour, avec ses mains, et un sourire affable. Il tourne son visage de l’autre côté, l’air vexé. On décide de ne pas en rajouter avec des explications, qui seraient interminables, et peut-être même coupables, alors qu’on ne riait pas de lui.
On décide de quitter les lieux ; de rejoindre la Porte de Namur. En chemin, je parle de ce que j’avais entendu dire sur Ousmane, ce jeune Malien de la rue Brabant. À l’époque, on disait qu’il était même passé à la télévision raconter ses galères, les larmes coulant sur ses joues. Il avait dit qu’il n’en pouvait plus de se sentir enchaîné. Après son divorce, il était endetté jusqu'au cou, et travaillait durement pour rembourser ses dettes, mais malgré ses efforts, il n’arrivait pas à remonter la pente. Il a donc décidé de sauter du balcon de son immeuble, pour se suicider, et que ça prenne fin. Il s’est loupé, et il est devenu tétraplégique…
Nous sommes très heureux d’être là, et ça se voit. On arpente les rues de Matongé. On dit « boté na yo » à tous ceux qu’on rencontre. Tout ce qui se passe ici nous plaît. Les adresses d’antan. Les amis d’autrefois. On mange du Pondu chez Paulette. On fait nos emplettes. Chu décide de se faire un brushing, et ensuite les ongles, chez Anastasie. Et moi, en attendant, j’ai un coup de barre, je m’endors devant une série télévisée en Hindi…
Il y a quelqu’un qui dit nous connaître, et s’empresse de venir nous saluer. Il continue en disant qu’il nous voyait souvent promener notre chien à Forest. Chu a effectivement longtemps vécu à Forest, mais elle n’a jamais eu de chien. Moi non plus. On ne sait trop quoi lui dire. Le monsieur continue. Il nous appelle « les amoureux ». Pantois, on se regarde, Chu et moi. Il nous prend, presque de force, dans ses bras, et demande où est-ce qu’on vit maintenant. Chu lui dit qu’elle est désormais à Uccle. Et moi, je fais semblant, je ne dis rien. Je suis gêné. Chu commence aussi à l’être. On ne sait pas trop comment lui faire comprendre cela gentiment. Il dit qu’il est organisateur de soirée. Que c’est lui qui fait danser Bruxelles le week-end. On ne se sent pas concernés, pour dire vrai, on s’en fout un peu, mais on reste polis. Et puis, d’un coup, il dit : « Je profite de cette belle rencontre fortuite pour vous inviter à ma régalade de demain en fin de matinée, et je vous préviens, il y aura du monde. »
Il continue en nous disant qu’il est d’origine camerounaise. Il nous parle ensuite de sa vie. De comment il est beau, frais et riche. On ne dit rien. Et ça ne le gêne pas. Il nous parle de son village, de la vie là-bas, et à un moment, il dit qu’il est prince. On a envie de rire, mais on se retient. Il continue en nous relatant sa vie bruxelloise. De comment il est heureux en ménage. C’est loufoque. Pour le taquiner un peu, je lui demande si je pourrais prendre la parole, à sa régalade, et dénoncer le massacre des humains en cours au Cameroun. D’un ton sec, il me dit que les gens viendront à son festin pour manger et boire, et non pour parler de morts. J’écarquille les yeux, et je lui demande s’il est au courant qu’il y a la guerre au Cameroun. Que les anglophones, dans le nord-ouest et le sud-ouest, sont en train d’être tués. Il se met à rire. Il est tellement heureux quand il rit. Ça se voit. Il rit jusqu’à ce que ses dents soient visibles de loin. Il rit pour nous montrer comment il est gracieux. Comment il sent bon. Comment tout va bien pour lui. Oui, il rit pour que l’on puisse le voir et l’admirer, un peu comme ces gens en manquent d’affection, et qui font semblant. Ensuite, il me dit, sur un ton léger, et hautain, comme quoi il n’est pas concerné. Il dit que les gens font trop de bruit sur internet, et qu’en réalité, il n’y a pas grand-chose. Il dit : « ce n’est pas très grave ça, tout va bien au Cameroun ».
Cette manière de balayer d’un revers de main les souffrances des autres est insupportable. Il y a un sourire nerveux, poncif à outrance, qui surgit sur nos visages. On n’arrive plus à faire semblant. Discrètement, on se tient fermement les mains. On n’en croit pas nos oreilles. On se regarde. On est épuisés. Il n’est plus possible de s’infliger cela. La coiffeuse a bien compris, elle vient à notre secours, demande au monsieur de bien vouloir s’en aller. Anastasie menace de faire intervenir la police. Il s’en va. On est contents. Ça se voit. On boit de l’eau. On blablate un petit peu, et on rentre à la maison, chez Chu.
Le soir venu, nous sommes invités à manger chez des amis à De Brouckère. À la fin du dîner, on décide de faire quelques pas pour se dégourdir les jambes. Nous prenons la route en direction de la Grand-Place, Bruxelles continue à nous éblouir. Les lumières. C’est magique. Féérique. Les restaurants. Les touristes. Les langues… Nous déambulons devant les vitrines des magasins, sur ces belles rues faites de pavés... Et puis vient le temps de repartir.