Il est presque dix-huit heures à Abidjan (Côte d’Ivoire). De là où je me trouve, on entend les klaxons des voitures, des bruits qui progressivement deviennent insistants, et finissent par tout couvrir, on ne distingue plus que ça. Au loin, il y a comme un accident qui crée un embouteillage qui ne dit pas son nom. La colère des automobilistes se voit à un kilomètre. Certaines personnes sont vraiment prêtes à en découdre. C’est sûrement dû à beaucoup de fatigue, et à du stress. Ça se ressent. Ça se constate assez facilement. Ils sont impatients de regagner leur domicile, et de souffler un bon coup.
Je suis gai à l’idée de poser mes valises dans un endroit sympathique. Le monsieur à la réception, lorsqu’il prend mon passeport, s’étonne de me voir ici. Sous un ton soucieux, presque paternaliste, et pas très commercial, il me demande si je suis vraiment sûr de vouloir une chambre dans ce secteur. Il m’incite plutôt à aller chez les « riches », dans un autre coin de la ville, cite le nom des hébergements huppés. Il me dit que c’est pour ma sécurité, qu’ici nous sommes dans un quartier « populaire », et que même si on est en train de se faire agresser, la police ne viendra pas, que les hôtels dans cet emplacement ne sont en fait que des auberges, des lieux de passes, pour les dames galantes et leurs « bonbons »… C’est surprenant comment il peint tout en noir, traite ses voisins de voleurs, on dirait qu’il est en pleine dépression, ses paroles sont soporifiques, il continue à parler tout seul, se fatigue, et m’aide à m’installer.
J’appelle l’agence de location de voitures, on me demande de passer récupérer un véhicule demain à la première heure. Je sors marcher, il fait vraiment beau, le temps est si impavide et les gens tellement heureux de s’enivrer. J’écoute parler les natifs, cette manière singulière dont ils ont de construire les phrases, de poser les mots. Un peu partout, on entend de la musique, chacun y va à sa convenance, aucun mécanisme officiel de régulation, les choses se font assez naturellement, il y a quand même un air de bon sens dans cette mosaïque. On trouve aussi des vendeurs ambulants, des « Street Food », des personnes qui essayent de se frayer un chemin dans ce tintamarre. Finalement, cela donne un genre, c’est inique, mais très artistique.
Par le plus grand des hasards, en pleine nuit noire, je croise Kouakou, un ami franco-ivoirien. Il est là pour je-ne-sais-plus-trop-quoi. On est contents de se voir. On se parle en se tapant dans la main, et parfois on se donne des petits coups d’épaule. Il propose qu’on change d’endroit. Je grimpe dans son véhicule. On s’arrête quelque part, chez une amie à lui, on regarde une comédie à la télévision, et puis on dîne à la plage, face à la mer. Au menu, on a du poisson frais, pêché non loin, accompagné de bananes plantains, de riz et de vin. Ceci est vendu à un prix exorbitant, au-dessus du salaire minimum local, et destiné à un public extrêmement friqué ou qui fait semblant de l’être…
Au moment de régler la note, Kouakou décrète que c’est lui qui paie. Ouvre promptement son sac et sort les billets. Je lui indique poliment que je n’aime pas me faire inviter. Il balance cela d’un revers de la main. Je trouve ça rabaissant. Il me dit qu’il est mon hôte, et que ça lui fait vraiment plaisir de payer. Je fronce les sourcils. Il dit que maintenant que c’est fait, le sujet est clos. Je lui dis que c’est quand même irrespectueux. Il écarquille les yeux, regarde à gauche et à droite. Il n’a pas l’air de comprendre ce qui me choque. Il s’attendait sûrement à ce que je lui dise merci. C’est hallucinant. On est vraiment sur deux planètes différentes. « Je ne lui ai rien demandé », me dis-je en murmurant.
Quelqu’un s’approche de notre table. Tout émoustillé, il sort un calepin de sa poche, règle son appareil photo, et nous demande si on est « célèbres ». Interloqués, on reste muets. Il s’en va parler à d’autres clients, fait des interviews, et revient vers nous. Il dit qu’il voit souvent Kouakou à la télévision, et ces quelques mots sonnent dans la tête de mon ami comme un appel à la prière. Son visage s’illumine. Il est heureux qu’on l’ait reconnu. Il refait le portrait du gouvernement, décortique la politique locale, et promeut la petite économie communautaire… Je comprends maintenant pourquoi on est dans un lieu aussi onéreux. Alors qu’ailleurs, on aurait eu un meilleur repas pour trois francs six sous.
Le tonnerre gronde. Il pleut des cordes. Progressivement, le lieu se vide. On décide de s’en aller. En cours de route, on s’arrête à une station-service. En attendant notre tour à la pompe, mon ami décide que je dois payer le plein de sa grosse voiture américaine, qui consomme de l’essence un peu comme l’on boit de l’eau au robinet. D’après lui, c’est pour que l’on enterre la hache de guerre. La forme me déplaît, j’aurais préféré payer mon repas, et lui, qu’il paie son essence. Chacun campe sur sa position. On finit par s’énerver à n’en plus finir. Et puis, soudainement, on se calme, on s’excuse réciproquement. Il paie son carburant. J’achète des cacahouètes…
Très tôt ce matin, je libère l’hôtel. Je dois me rendre en pays Sénoufos, plus précisément dans la magnifique ville de Korhogo. Dans la rue, je fais le poireau. Aucun taxi à l’horizon. Face à moi, il y a une spacieuse voiture américaine qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de Kouakou. Il est sûrement dans les parages, ou bien c’est un modèle répandu chez les très riches du coin. Je m’approche de l’engin, j’essaye de regarder à l’intérieur si je reconnais quelque chose, et sans aucun doute, c’est bien le véhicule de mon ami. Son chapeau est posé sur l’un des sièges. J’essaye de l’appeler, ça sonne, mais personne ne décroche, je refais la même manœuvre à mainte reprise, et toujours sans succès…
Un grand baraqué s’approche, vêtu comme un « gangsta ». D’une voix grave et intense, il me demande où je vais, et me dit que les taxis, c’est de l’autre côté, à deux pâtés de maisons. Pour la première fois, depuis le début de ce séjour, j’ai la trouille, je n’arrive pas à formuler la moindre syllabe. Des gens le rejoignent. Deux femmes et un homme. On blablate un petit peu. On aperçoit les noctambules, certains laissent se dissiper l’ivresse en plein chemin, on entend encore de la musique, même si les lieux de beuverie se vident à grand coup. Mes nouveaux amis m’invitent à monter dans leur petite berline, et me déposent à ma destination, à l’opposé de leur direction initiale. Comme quoi l’hospitalité, ça existe encore…
Je récupère le véhicule de location et je mets le cap sur le grand nord du pays. À peine deux cents kilomètres parcourus, en direction de la capitale politique, le moteur se met subitement à ronfler et un pneu avant éclate. Dans la malle arrière, aucun outil ni pneu de secours. Autour de moi, aucune présence humaine visible, que de la brousse. J’appelle l’agence pour que l’on m’envoie un dépanneur. Le monsieur que j’ai au téléphone est à moitié mort de rire. Poliment, il me dit que ça n’existe pas. Que c’est à moi d’amener la voiture au garage du coin, d’avancer les frais, et plus tard, faire une réclamation à l’assureur. Il rajoute en disant qu’il doute que cela puisse aboutir, car ici, comme il le dit, les assureurs, ça veut bien collecter les cotisations, mais s’il y a malheur, ça ne rembourse pas, ça cherche et trouve toujours un moyen de se dédouaner…
Je suis gai à l’idée de poser mes valises dans un endroit sympathique. Le monsieur à la réception, lorsqu’il prend mon passeport, s’étonne de me voir ici. Sous un ton soucieux, presque paternaliste, et pas très commercial, il me demande si je suis vraiment sûr de vouloir une chambre dans ce secteur. Il m’incite plutôt à aller chez les « riches », dans un autre coin de la ville, cite le nom des hébergements huppés. Il me dit que c’est pour ma sécurité, qu’ici nous sommes dans un quartier « populaire », et que même si on est en train de se faire agresser, la police ne viendra pas, que les hôtels dans cet emplacement ne sont en fait que des auberges, des lieux de passes, pour les dames galantes et leurs « bonbons »… C’est surprenant comment il peint tout en noir, traite ses voisins de voleurs, on dirait qu’il est en pleine dépression, ses paroles sont soporifiques, il continue à parler tout seul, se fatigue, et m’aide à m’installer.
J’appelle l’agence de location de voitures, on me demande de passer récupérer un véhicule demain à la première heure. Je sors marcher, il fait vraiment beau, le temps est si impavide et les gens tellement heureux de s’enivrer. J’écoute parler les natifs, cette manière singulière dont ils ont de construire les phrases, de poser les mots. Un peu partout, on entend de la musique, chacun y va à sa convenance, aucun mécanisme officiel de régulation, les choses se font assez naturellement, il y a quand même un air de bon sens dans cette mosaïque. On trouve aussi des vendeurs ambulants, des « Street Food », des personnes qui essayent de se frayer un chemin dans ce tintamarre. Finalement, cela donne un genre, c’est inique, mais très artistique.
Par le plus grand des hasards, en pleine nuit noire, je croise Kouakou, un ami franco-ivoirien. Il est là pour je-ne-sais-plus-trop-quoi. On est contents de se voir. On se parle en se tapant dans la main, et parfois on se donne des petits coups d’épaule. Il propose qu’on change d’endroit. Je grimpe dans son véhicule. On s’arrête quelque part, chez une amie à lui, on regarde une comédie à la télévision, et puis on dîne à la plage, face à la mer. Au menu, on a du poisson frais, pêché non loin, accompagné de bananes plantains, de riz et de vin. Ceci est vendu à un prix exorbitant, au-dessus du salaire minimum local, et destiné à un public extrêmement friqué ou qui fait semblant de l’être…
Au moment de régler la note, Kouakou décrète que c’est lui qui paie. Ouvre promptement son sac et sort les billets. Je lui indique poliment que je n’aime pas me faire inviter. Il balance cela d’un revers de la main. Je trouve ça rabaissant. Il me dit qu’il est mon hôte, et que ça lui fait vraiment plaisir de payer. Je fronce les sourcils. Il dit que maintenant que c’est fait, le sujet est clos. Je lui dis que c’est quand même irrespectueux. Il écarquille les yeux, regarde à gauche et à droite. Il n’a pas l’air de comprendre ce qui me choque. Il s’attendait sûrement à ce que je lui dise merci. C’est hallucinant. On est vraiment sur deux planètes différentes. « Je ne lui ai rien demandé », me dis-je en murmurant.
Quelqu’un s’approche de notre table. Tout émoustillé, il sort un calepin de sa poche, règle son appareil photo, et nous demande si on est « célèbres ». Interloqués, on reste muets. Il s’en va parler à d’autres clients, fait des interviews, et revient vers nous. Il dit qu’il voit souvent Kouakou à la télévision, et ces quelques mots sonnent dans la tête de mon ami comme un appel à la prière. Son visage s’illumine. Il est heureux qu’on l’ait reconnu. Il refait le portrait du gouvernement, décortique la politique locale, et promeut la petite économie communautaire… Je comprends maintenant pourquoi on est dans un lieu aussi onéreux. Alors qu’ailleurs, on aurait eu un meilleur repas pour trois francs six sous.
Le tonnerre gronde. Il pleut des cordes. Progressivement, le lieu se vide. On décide de s’en aller. En cours de route, on s’arrête à une station-service. En attendant notre tour à la pompe, mon ami décide que je dois payer le plein de sa grosse voiture américaine, qui consomme de l’essence un peu comme l’on boit de l’eau au robinet. D’après lui, c’est pour que l’on enterre la hache de guerre. La forme me déplaît, j’aurais préféré payer mon repas, et lui, qu’il paie son essence. Chacun campe sur sa position. On finit par s’énerver à n’en plus finir. Et puis, soudainement, on se calme, on s’excuse réciproquement. Il paie son carburant. J’achète des cacahouètes…
Très tôt ce matin, je libère l’hôtel. Je dois me rendre en pays Sénoufos, plus précisément dans la magnifique ville de Korhogo. Dans la rue, je fais le poireau. Aucun taxi à l’horizon. Face à moi, il y a une spacieuse voiture américaine qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de Kouakou. Il est sûrement dans les parages, ou bien c’est un modèle répandu chez les très riches du coin. Je m’approche de l’engin, j’essaye de regarder à l’intérieur si je reconnais quelque chose, et sans aucun doute, c’est bien le véhicule de mon ami. Son chapeau est posé sur l’un des sièges. J’essaye de l’appeler, ça sonne, mais personne ne décroche, je refais la même manœuvre à mainte reprise, et toujours sans succès…
Un grand baraqué s’approche, vêtu comme un « gangsta ». D’une voix grave et intense, il me demande où je vais, et me dit que les taxis, c’est de l’autre côté, à deux pâtés de maisons. Pour la première fois, depuis le début de ce séjour, j’ai la trouille, je n’arrive pas à formuler la moindre syllabe. Des gens le rejoignent. Deux femmes et un homme. On blablate un petit peu. On aperçoit les noctambules, certains laissent se dissiper l’ivresse en plein chemin, on entend encore de la musique, même si les lieux de beuverie se vident à grand coup. Mes nouveaux amis m’invitent à monter dans leur petite berline, et me déposent à ma destination, à l’opposé de leur direction initiale. Comme quoi l’hospitalité, ça existe encore…
Je récupère le véhicule de location et je mets le cap sur le grand nord du pays. À peine deux cents kilomètres parcourus, en direction de la capitale politique, le moteur se met subitement à ronfler et un pneu avant éclate. Dans la malle arrière, aucun outil ni pneu de secours. Autour de moi, aucune présence humaine visible, que de la brousse. J’appelle l’agence pour que l’on m’envoie un dépanneur. Le monsieur que j’ai au téléphone est à moitié mort de rire. Poliment, il me dit que ça n’existe pas. Que c’est à moi d’amener la voiture au garage du coin, d’avancer les frais, et plus tard, faire une réclamation à l’assureur. Il rajoute en disant qu’il doute que cela puisse aboutir, car ici, comme il le dit, les assureurs, ça veut bien collecter les cotisations, mais s’il y a malheur, ça ne rembourse pas, ça cherche et trouve toujours un moyen de se dédouaner…