Je suis tombé fortuitement au cours de mes lectures, au détour d’une pertinente analyse consacrée à la psychologie des dictateurs africains, sur cette assertion du philosophe et homme d’église congolais, Bernard Ilunga, que je trouve d’une véracité cinglante. Voilà ce qu’il dit, en parlant de la situation de son pays et du rôle des intellectuels : « Vigilance, vigilance, vigilance ! Et dans un pays, tel que le nôtre, ou la majorité est tout simplement prise par la recherche du pain, du matin au soir, du soir au matin, le devoir de vigilance échoit à l’intellectuel. Quand tous dorment, l’intellectuel, lui, veille. L’intellectuel, le vrai, est un préposé à la vigilance ».
Cette définition me fait penser aux propos de Régis Debray, que j’ai déjà rapporté d’ailleurs dans un précédent article, mais dont je ne me prive pas du plaisir de les reprendre ici. Pour Debray donc, « l’intellectuel se doit d’être apte, non seulement à exprimer la pensée de son peuple et de le conseiller avec justice, mais également d’émettre des paroles qui dépassent son individualité pour énoncer l’universel. Il est autorisé à parler des sujets qui débordent son domaine de compétences, au nom de la vérité ».
Où vais-je en venir avec la juxtaposition de ces deux citations ? Aux intellectuels de mon pays. A ces frères et collègues qui ont, du moins certains d’entre eux, non seulement refusé de jouer le rôle qui leur échoit, mais qui ont accepté de plonger leurs mains jusqu’aux coudes dans la marmite de la connivence et de la compromission avec le pouvoir en place.
L’intelligentsia tchadienne, dans son ensemble, a été démissionnaire dans tous les combats qu’elle aurait dû mener. Au lieu d’être les principaux acteurs du développement du Tchad, les penseurs de notre société, les intellectuels de chez nous se sont transformés en des véritables agents de la régression et de l’anti nationalisme primaire. Dans ce pays complexe et extrêmement fragile, ils ont choisi plutôt d’être les acteurs zélés auprès de la classe des gouvernants oppresseurs que de prendre la défense des populations assujetties. Elle aurait pourtant dû être une élite entièrement à part, dotée d’une hauteur d’esprit assez important pour éclairer et orienter nos concitoyens, au lieu de devenir les valets serviles des régimes autocratiques et faussement démocratiques.
Nous avons été l’un des seuls pays de l’Afrique francophone où la liberté d’expression, « à peu près acquise » après la conférence de La Baule, n’a pas suscité le réveil instantané des intellectuels. Probablement heureux de notre conformisme traditionnel, nous nous sommes accommodés tranquillement, dans l’ensemble, de la même aphonie qui caractérisait nos aînés depuis le 11 août 1960. Pire, nous avons fait pour ainsi dire la sourde oreille, au moment justement où il ne fallait pas du tout, comme si rien ne s’était passé sous nos fenêtres, dans les différentes villes du Tchad et sur la moindre parcelle du pays. Certainement bien à notre aise dans le nid douillet que nous offrait notre compromission, nous n’avons jamais osé, sauf quelques rares exceptions, de prendre enfin la parole, pour dénoncer les drames qui se nouaient autour de nos concitoyens déboussolés. Aux jeunes journalistes peu qualifiés qui se sont pourtant rués sur ces tribunes libres, dont certains d’entre eux se trouvaient à ce moment-là sur les bancs des amphis où quelques uns parmi nous trônaient en maîtres absolus, aux étudiants devenus pigistes pour célébrer l’avènement de la « liberté de la parole », nous leurs avons opposé un silence félon et une irresponsabilité indigne.
Si nous nous limitons au seul régime de Déby, ce n’était pas la matière qui nous qui nous faisait défaut. Nous pourrons même dire qu’il y a embarras de choix : un pouvoir autocratique, une armée familiale, une démocratie dévoyée et farfelue, une économie asphyxiée, une corruption légendaire, une administration pervertie, une justice avilie, une jeunesse clochardisée et, par dessus tout, une Nation menacée dans les bases de ses fondations. Pourtant, nous avons tous feint de ne rien voir, de ne rien entendre ! Nous n’avons pas fourni le moindre effort pour nous élever au delà des limites que nous imposaient nos intérêts singuliers. A coup d’accommodement et de lâcheté, des conciliations obscures et de pleutrerie, nous nous sommes trouvés incapables d’émettre la moindre indignation sur les drames qui se nouaient sur les seuils de nos maisons : Déby a décimé des populations entières dans le Lac Tchad en 1994, il a commis des massacres en série dans le Ouaddaï, il a exterminé des dizaines des villages du Sud du pays, depuis l’époque Habré, il a tué à tour de bras au Nord, il a terrorisé puis humilié des milliers des Tchadiens dans la capitale, avant et après le 03 février dernier : Pourtant nous continuons à être silencieux, à demeurer dans l’indigne posture du nombriliste béat. Et ceux qui brisent le silence sont invariablement les mêmes affidés de l’opportunisme avec leurs ritournelles politiques partisanes et bassement clientélistes.
Avons-nous vraiment le droit, à ce moment précis de notre histoire, à cet instant précis où le Tchad, par le fait de Déby, se trouve menacé dans son essence le plus profond, dans son existence en tant que Nation de nous taire davantage ? Avons-nous vraiment le droit aujourd’hui, après quarante ans de silence, de nous dérober et laisser agir à leurs aises les politiciens divisionnistes et les chefs de guerres belliqueux qui continuent à endeuiller notre peuple ? Je pense humblement que les intellectuels Tchadiens ne doivent plus s’arroger ce droit là.
Nous n’avons plus aucune excuse de nous comporter, comme le dit le Dr Kahindi Mabana « en des habiles jongleurs, en nous créant des stratégies de survie, en baignant dans l’eau trouble du régime en place », en se laissant corrompre comme tous les opportunistes incultes que le régime Déby a fait par milliers éclore. Nos Professeurs, nos Maîtres de Conférences, nos Docteurs, l’ensemble des acteurs de la société civile et tous les cadres de ce pays, n’ont plus aujourd’hui le droit de continuer à se prosterner devant le pouvoir, à courir derrière les « parvenus » pour trouver le moyen de s’insérer dans le système, à s’époumoner dans la quête d’une place « viandée » au profit d’un frère, d’un cousin ou d’une maîtresse. Devant la souffrance de nos peuples, nous n’avons plus le droit de pactiser avec le démon Déby, de se complaire de sa gabegie, de son népotisme et de toutes les tares qui caractérisent son pouvoir. Nous n’avons plus le droit d’interpréter faussement nos connaissances afin d’embellir l’image de ce satrape ou de verser dans la basse vassalité pour ce président à l’envergure obscure.
Bien des Tchadiens se sont mépris sur les capacités de nuisance de Déby. Dix-huit ans après, nous nous retrouvons tous devant le fait accompli : à la limite d’une balkanisation du Tchad. Qui sait, à l’allure où s’accentuent les schismes qui minent actuellement notre patrie, nous verront probablement naître des entités réclamants la scission de telle ou telle région, la séparation de telle ou telle préfecture. Cela peut paraître un rien pessimiste à certains égards mais, croyez-moi, cet individu est capable de tout pour conserver ses pouvoirs, même d’émietter le Tchad jusqu’au dernier km2 de sa superficie.
Brahim OUMAR
Enseignant-chercheur
Université de N’Djaména
[email protected]
Cette définition me fait penser aux propos de Régis Debray, que j’ai déjà rapporté d’ailleurs dans un précédent article, mais dont je ne me prive pas du plaisir de les reprendre ici. Pour Debray donc, « l’intellectuel se doit d’être apte, non seulement à exprimer la pensée de son peuple et de le conseiller avec justice, mais également d’émettre des paroles qui dépassent son individualité pour énoncer l’universel. Il est autorisé à parler des sujets qui débordent son domaine de compétences, au nom de la vérité ».
Où vais-je en venir avec la juxtaposition de ces deux citations ? Aux intellectuels de mon pays. A ces frères et collègues qui ont, du moins certains d’entre eux, non seulement refusé de jouer le rôle qui leur échoit, mais qui ont accepté de plonger leurs mains jusqu’aux coudes dans la marmite de la connivence et de la compromission avec le pouvoir en place.
L’intelligentsia tchadienne, dans son ensemble, a été démissionnaire dans tous les combats qu’elle aurait dû mener. Au lieu d’être les principaux acteurs du développement du Tchad, les penseurs de notre société, les intellectuels de chez nous se sont transformés en des véritables agents de la régression et de l’anti nationalisme primaire. Dans ce pays complexe et extrêmement fragile, ils ont choisi plutôt d’être les acteurs zélés auprès de la classe des gouvernants oppresseurs que de prendre la défense des populations assujetties. Elle aurait pourtant dû être une élite entièrement à part, dotée d’une hauteur d’esprit assez important pour éclairer et orienter nos concitoyens, au lieu de devenir les valets serviles des régimes autocratiques et faussement démocratiques.
Nous avons été l’un des seuls pays de l’Afrique francophone où la liberté d’expression, « à peu près acquise » après la conférence de La Baule, n’a pas suscité le réveil instantané des intellectuels. Probablement heureux de notre conformisme traditionnel, nous nous sommes accommodés tranquillement, dans l’ensemble, de la même aphonie qui caractérisait nos aînés depuis le 11 août 1960. Pire, nous avons fait pour ainsi dire la sourde oreille, au moment justement où il ne fallait pas du tout, comme si rien ne s’était passé sous nos fenêtres, dans les différentes villes du Tchad et sur la moindre parcelle du pays. Certainement bien à notre aise dans le nid douillet que nous offrait notre compromission, nous n’avons jamais osé, sauf quelques rares exceptions, de prendre enfin la parole, pour dénoncer les drames qui se nouaient autour de nos concitoyens déboussolés. Aux jeunes journalistes peu qualifiés qui se sont pourtant rués sur ces tribunes libres, dont certains d’entre eux se trouvaient à ce moment-là sur les bancs des amphis où quelques uns parmi nous trônaient en maîtres absolus, aux étudiants devenus pigistes pour célébrer l’avènement de la « liberté de la parole », nous leurs avons opposé un silence félon et une irresponsabilité indigne.
Si nous nous limitons au seul régime de Déby, ce n’était pas la matière qui nous qui nous faisait défaut. Nous pourrons même dire qu’il y a embarras de choix : un pouvoir autocratique, une armée familiale, une démocratie dévoyée et farfelue, une économie asphyxiée, une corruption légendaire, une administration pervertie, une justice avilie, une jeunesse clochardisée et, par dessus tout, une Nation menacée dans les bases de ses fondations. Pourtant, nous avons tous feint de ne rien voir, de ne rien entendre ! Nous n’avons pas fourni le moindre effort pour nous élever au delà des limites que nous imposaient nos intérêts singuliers. A coup d’accommodement et de lâcheté, des conciliations obscures et de pleutrerie, nous nous sommes trouvés incapables d’émettre la moindre indignation sur les drames qui se nouaient sur les seuils de nos maisons : Déby a décimé des populations entières dans le Lac Tchad en 1994, il a commis des massacres en série dans le Ouaddaï, il a exterminé des dizaines des villages du Sud du pays, depuis l’époque Habré, il a tué à tour de bras au Nord, il a terrorisé puis humilié des milliers des Tchadiens dans la capitale, avant et après le 03 février dernier : Pourtant nous continuons à être silencieux, à demeurer dans l’indigne posture du nombriliste béat. Et ceux qui brisent le silence sont invariablement les mêmes affidés de l’opportunisme avec leurs ritournelles politiques partisanes et bassement clientélistes.
Avons-nous vraiment le droit, à ce moment précis de notre histoire, à cet instant précis où le Tchad, par le fait de Déby, se trouve menacé dans son essence le plus profond, dans son existence en tant que Nation de nous taire davantage ? Avons-nous vraiment le droit aujourd’hui, après quarante ans de silence, de nous dérober et laisser agir à leurs aises les politiciens divisionnistes et les chefs de guerres belliqueux qui continuent à endeuiller notre peuple ? Je pense humblement que les intellectuels Tchadiens ne doivent plus s’arroger ce droit là.
Nous n’avons plus aucune excuse de nous comporter, comme le dit le Dr Kahindi Mabana « en des habiles jongleurs, en nous créant des stratégies de survie, en baignant dans l’eau trouble du régime en place », en se laissant corrompre comme tous les opportunistes incultes que le régime Déby a fait par milliers éclore. Nos Professeurs, nos Maîtres de Conférences, nos Docteurs, l’ensemble des acteurs de la société civile et tous les cadres de ce pays, n’ont plus aujourd’hui le droit de continuer à se prosterner devant le pouvoir, à courir derrière les « parvenus » pour trouver le moyen de s’insérer dans le système, à s’époumoner dans la quête d’une place « viandée » au profit d’un frère, d’un cousin ou d’une maîtresse. Devant la souffrance de nos peuples, nous n’avons plus le droit de pactiser avec le démon Déby, de se complaire de sa gabegie, de son népotisme et de toutes les tares qui caractérisent son pouvoir. Nous n’avons plus le droit d’interpréter faussement nos connaissances afin d’embellir l’image de ce satrape ou de verser dans la basse vassalité pour ce président à l’envergure obscure.
Bien des Tchadiens se sont mépris sur les capacités de nuisance de Déby. Dix-huit ans après, nous nous retrouvons tous devant le fait accompli : à la limite d’une balkanisation du Tchad. Qui sait, à l’allure où s’accentuent les schismes qui minent actuellement notre patrie, nous verront probablement naître des entités réclamants la scission de telle ou telle région, la séparation de telle ou telle préfecture. Cela peut paraître un rien pessimiste à certains égards mais, croyez-moi, cet individu est capable de tout pour conserver ses pouvoirs, même d’émietter le Tchad jusqu’au dernier km2 de sa superficie.
Brahim OUMAR
Enseignant-chercheur
Université de N’Djaména
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