Pensez-vous que la situation actuelle au Tchad est inquiétante après la disparition du président Idriss Deby ?
C’est l’avenir qui est préoccupant et non la situation actuelle. Le Tchad qui a obtenu son indépendance en 1960, a connu sept chefs d’état, en soixante ans. La prise du pouvoir a toujours été marquée par l’effusion de sang qui a sérieusement impacté sur le développement. Durant toute cette époque, les différents régimes ont priorisé l’option militaire, pour faire face aux conflits qu’ils animent quelquefois sciemment. Espérons que cette fois-ci, le Conseil militaire de transition (CMT) puisse offrir au Tchad un transfert historique du pouvoir à travers des élections véritablement libres et transparentes.
Croyez-vous que le CMT va respecter ses engagements ?
Gardons espoir. Si le général Mahamat réussit cet exercice difficile, il sera cité dans les annales de l’histoire, comme étant la première personnalité à avoir remis le Tchad sur la bonne voie de la stabilité et qu’un jour, il reviendra au pouvoir en force comme Jerry Rawlings de Ghana ou Amani Touré du Mali. En 2018, lors d’une conférence à Alger, j’ai échangé avec l’ancien président Pierre Buyoya du Burundi qui m’a laissé entendre qu’un chef d’Etat ne peut jamais quitter le pouvoir s’il écoute ce que lui dit son entourage. Pour l’instant, nous sommes aux aguets des signaux forts, au moins sur le renforcement de la justice, la lutte contre la corruption, en commençant par l’assainissement de la douane dont tout le monde sait comment cela fonctionne…
C’est l’occasion aussi d’avoir votre avis sur les trois décennies de gestion du parti MPS ?
L’heure n’est pas de faire un état des lieux, mais peut-être un simple constat. Il faut reconnaître que Deby, à son arrivée au pouvoir, était le seul de tous ses prédécesseurs, à avoir eu toutes les opportunités de faire de ce pays le havre de la paix. Il lui aurait fallu réformer, voire renforcer les institutions judiciaires et instaurer une réelle démocratie, car il a trouvé un peuple meurtri par trois décennies des conflits fratricides avec des ingérences externes (Libye, Soudan…). Las des interminables guerres, ce peuple à la recherche d’un prophète, lui prêta allégeance. Personne ne se doutait que le défunt était un homme plein d’intelligence et de talent, qu’il aurait pu exploiter dans la construction et la consolidation de la paix. Malheureusement, le résultat de trois décennies de règne n’est pas à la hauteur des attentes. Peut-être puisqu’il s’est fait entourer par des flagorneurs ? Je ne sais pas. Inutile de dissiper la vérité car le pays est par terre, asphyxié et maintenu dans le cercle des pays les plus pauvres du monde.
Il faut avoir le courage d’avouer que c’est un héritage catastrophique, avec une administration aujourd’hui complètement corrompue et paralysée, une justice qui n’existe que de nom, des chantiers abandonnés et une recrudescence des conflits communautaires. La baisse considérable du niveau de l’éducation avec un taux d’alphabétisation de 39,79%, le chômage de jeunes bat son plein, le taux de mortalité est de 13,60%, alors qu’au Niger voisin il est de 9,12%. Le taux de mortalité infantile est de 72,79%, alors qu’au Niger il est à 48%. Sans doute, les trois décennies de règne nécessitent de faire un état des lieux, non pas avec l’intention de faire un procès, mais il est question d’en tirer les conséquences avec pour objectif de remédier aux erreurs du passé.
D’après vous, quelles sont les actions ou les œuvres qu’on peut mettre à l’actif du régime du MPS ?
Même si les trois décennies étaient marquées par des moments douloureux, comme les guerres et leurs conséquences, le pillage des ressources, la multiplication inutile de cantons, la recrudescence des conflits communautaires ; il faut reconnaître que des moments heureux, il y en a eu, et on peut citer trois importants événements historiques dont on est en droit de se demander sans lesquels quel serait aujourd’hui le paysage sociopolitique du Tchad ? Il s’agit du renversement du régime dictatorial de Hissène Habré en 1990, de l’avènement du pétrole en 2003 et enfin de la défaite des terroristes de Boko Haram sur le sol national. On peut mettre ces événements historiques à l’actif du défunt maréchal.
N’est-ce pas la chute du prix du pétrole qui n’a pas facilité le développement du pays ?
Même si le prix du baril a connu une baisse, il n’en demeure pas moins qu’en trois décennies, entre recettes pétrolières, douanières, impôts, le revenu est estimé à 47 milliards de dollars, dont environ 36 milliards de recettes pétrolières en 18 années d’exploitation. Malgré cette manne, l’investissement dans les infrastructures n’était pas à la hauteur et « le pays est par terre », comme aiment le dire certains Tchadiens, une réalité que même le président Deby, de son vivant, avait reconnu.
Quels sont les grands défis auxquels les nouvelles autorités doivent faire face ?
Franchement, la situation est inquiétante et le CMT n’aura, ni le temps, ni les moyens de venir à bout de toutes les difficultés. Mais il faut au moins gérer les défis immédiats qui s’articulent autour de l’unité, la lutte contre le terrorisme, la réconciliation générale, à travers un dialogue inclusif. Quant au reste des défis, c’est au prochain régime post-transition de les gérer.
Quels sont d’après vous les autres défis à relever ?
Je crois que le chantier est vaste et il faut répondre tout d’abord aux attentes de la population, à commencer par le renforcement des institutions judiciaires et la lutte contre la corruption, deux piliers essentiels garantissant la stabilité et la consolidation de la paix et qui peuvent constituer le fer de lance du développement.
En ce moment, tout le monde parle de dialogue, en tant chercheur et gestionnaire d’un Centre d’études, pouvez-vous nous en donner votre vision ?
Qui dit dialogue dit présence de conflit(s), et il serait sage de dénicher tout d’abord les origines de ces interminables confits, avant de revenir sur les mécanismes de gestion de conflits, une option qui exige dans la plupart des cas, la présence d’un tiers qui se saisit du dossier dans le but de jouer un rôle de bons offices, de rapprocher les points de vue des parties en conflit, afin de trouver un terrain d’entente. Ce tiers peut être un arbitre, un négociateur, un médiateur, un conciliateur. Or, jusqu’à présent, il manque encore ce maillon.
A vous entendre parler, vous recommandez la création d’une autre institution de médiation que vous avez l’habitude de défendre, alors que le gouvernement a déjà créé un ministère chargé de jouer le rôle de réconciliation…
Dans le cas spécifique du Tchad, la création d'un ministère de réconciliation est une initiative salutaire, surtout que c'est une personnalité compétente à qui ce poste est confié. Mais force est de reconnaître que l'institution reste toujours partie prenante, associée au gouvernement en place. J'aurais souhaité aussi la création rapide d'une institution de médiation « indépendante », dirigée par un professionnel, à l'instar du Niger où il existe une médiation avec une appellation différente : la Haute autorité à la consolidation de la paix (HACP) et qui a produit un travail exceptionnel, ou comme c’est le cas en Colombie, où « l’État a créé Casa de la Justicia (une maison de justice) », chargée de gérer les conflits en s’appuyant sur la conciliation et le dialogue.
En d’autres termes, la réussite de la gestion des conflits au Tchad doit nécessairement passer par le renforcement, l’indépendance et l’autonomie financière des trois institutions suivantes, appuyées par la société civile : le ministère de la Justice, le ministère de la Réconciliation et la Médiature de la République.
Comment peut-on accorder l’indépendance et l’autonomie aux ministères de l’Etat ?
A notre avis, les trois institutions associées à la société civile deviennent un dispositif nécessaire pour assurer le dialogue, la réconciliation et le suivi des recommandations issues des assises de la rencontre de réconciliation. Et il faut leur accorder une marge de manœuvre et une autonomie financière dans le cadre du projet du dialogue et de réconciliation.
Que vient faire ici le ministère de la Justice ?
Le rôle du ministère de la Justice est primordial dans le processus de réconciliation. L’Etat ne peut pas signer un accord de paix avec un leader d’un mouvement politico-militaire, s’il est poursuivi par des instances judiciaires internationales pour trafic des drogues, violation des droits de l’homme, acte terroriste, appartenance à une organisation islamiste, et j’en passe. C’est au ministère de la Justice de procéder à cette vérification.
En tant qu’expert en gestion des conflits, quelle est la démarche qui peut aboutir à une conférence de paix ?
A notre avis, il est préférable de bien préparer la rencontre de réconciliation en deux temps :
1. Le dialogue en interne avec les forces vives (partis politiques, société civile, personnes ressources…).
2. Le dialogue avec les organisations en conflit avec les institutions de l'Etat (mouvements politico-militaires, diaspora, partis politiques en exil…). Avant la tenue d’une conférence de paix, il faut écouter les uns et les autres avec respect et une attention particulière et répertorier leurs doléances, leurs propositions, le nombre de mouvements politico-militaires et là où ils se trouvent, le nombre total d’officiers, sous-officiers, hommes de rangs… Et puis, il faut bien se préparer à assurer le transport, l’hébergement, la restauration, le perdiem de ceux qui viennent de l’extérieur pendant la conférence. Avons-nous étudié l’intégration, la réintégration ou la réhabilitation rapide de ceux qui le méritent ? Sommes-nous prêts à assurer l’intégration dans le corps kaki de ceux qui sont aptes ? Enfin, comment allons-nous assurer la réinsertion socioprofessionnelle de tous les revenants ? Tout cela nécessite une organisation avant même la tenue de la conférence.
Quel avenir sera réservé pour le MPS, pour les futures échéances électorales après la transition ?
Pensez-vous que le peuple donnera toujours sa confiance au MPS ? Je crois que cette question doit être posée aux responsables de ce Mouvement en perdition qui ressemble à un navire qui chavire, que chacun cherche à quitter. C’est un Mouvement non restructuré, mal organisé dont la seule mission, pendant trente années, était d’assurer les campagnes de sensibilisation et d’accompagner le chef, mais il ne serait pas sage de l’exclure de la réconciliation nationale.
Selon les réseaux sociaux, Zen Bada voulait confisquer le MPS en écartant le clan de Deby ? Qu’en dites-vous ?
Franchement, c’est une question qui ne m’intéresse pas.
Pensez-vous que le président du CMT ne se présentera pas à la future élection présidentielle comme il l’a promis ?
J’ai déjà répondu à cette question en disant que si le général Mahamat réussit cet exercice difficile, il sera cité dans les annales de l’histoire comme étant la première personnalité à avoir remis le Tchad sur la bonne voie de la stabilité et qu’un jour, il reviendra au pouvoir en force comme Jerry Rawlings de Ghana ou Amani Touré du Mali. Je crois aussi que le Premier ministre a déjà répondu à cette question.
Êtes-vous prêt à soutenir le CMT et le gouvernement de transition ?
En quoi mon soutien peut-il être utile ? Je soutiens le dialogue et la réconciliation pour que ce pays puisse sortir enfin de cette situation.
Le CEDPE a publié neuf ouvrages en 2020 sur la gestion des conflits et la prévention de l’extrémisme. Quelle contribution votre Centre peut-il apporter en ce moment précis ?
Le rôle du CEDPE est réflexif. Les chercheurs étaient en conclave depuis deux semaines et le produit fini sera bientôt publié. Par ailleurs, avec un autre chercheur, nous nous apprêtons à boucler la rédaction d’une autre étude. Sans oublier qu’on donne nos avis, en accordant aussi des entretiens de temps à autres aux médias internes et externes. Je suis aussi membre du Symposium pour la sécurité transsaharienne (SST) qui est très actif.
M. Yacoub, quel bilan faites-vous du Centre d’études pour le développement et la prévention de l’extrémisme que vous avez créé en 2018 ?
Il est difficile de faire un bilan à la va-vite, mais je vous assure que cette institution évolue bien et elle produit en continue des études sur des aspects en rapport avec la prévention des conflits, l’extrémisme, la bonne gouvernance... J’avoue qu’au début, nous avons rencontré d’énormes difficultés que nous avons surmontées, puisque l’initiative même était incomprise par les autorités tchadiennes qui nous ont refusé l’autorisation de fonctionnement. A partir de 2019, le CEDPE a même été sollicité par l’Etat pour exécuter certains projets. Je prends l’exemple du projet sur le Profiling des désengagés de Boko Haram dans le Lac Tchad, réalisé à la demande du comité interministériel chargé de la DDDR. Nous avons restitué à la ministre de la Femme, une précieuse base de données d’environ 16 000 pages.
Avez-vous été contacté par le CMT ?
Oui, indirectement dans le but d’apporter notre contribution à la paix.
Enfin, que pensez-vous de la haine qui se propage sur les réseaux sociaux ?
A notre avis, la haine n’est pas l’apanage des réseaux sociaux. C’est à l’image de notre pays, plutôt les conséquences de ce que nous avons semé depuis les années 79 : la haine, l’injustice, l’humiliation. Ne soyons donc pas surpris du comportement d’une partie de la jeunesse n’ayant pas reçu une éducation appropriée. Une hôtesse de Asky Airlines disait qu’elle sillonne une bonne partie d’Afrique, mais elle découvre que le Tchadien est énervé et il est prêt à se bagarrer pour un oui ou pour un non. Par ailleurs, il faut reconnaître que les Etats à démocratie fragile cherchent à ternir l’image des réseaux et médias sociaux qui restent pour beaucoup, le moyen de communication et d’information le plus accessible. Au fait, il faut reconnaître qu’il y a plus d’avantages que d’inconvénients, par rapport à l’information, à la culture et aux débats positifs animés par des sages.
Votre mot de fin ?
En 2014, j’ai déclaré lors d’une interview que la RCA sera le premier pays démocratique de la zone CEMAC et il n’est pas exclu que le danger du Tchad peut provenir de ce petit Etat que nous avons l’habitude de minimiser. Certes, ce qui s’est passé dimanche est condamnable, mais je demande à nos dirigeants d’éviter des propos de nature belliqueux et de privilégier le dialogue. Je vous remercie.
C’est l’avenir qui est préoccupant et non la situation actuelle. Le Tchad qui a obtenu son indépendance en 1960, a connu sept chefs d’état, en soixante ans. La prise du pouvoir a toujours été marquée par l’effusion de sang qui a sérieusement impacté sur le développement. Durant toute cette époque, les différents régimes ont priorisé l’option militaire, pour faire face aux conflits qu’ils animent quelquefois sciemment. Espérons que cette fois-ci, le Conseil militaire de transition (CMT) puisse offrir au Tchad un transfert historique du pouvoir à travers des élections véritablement libres et transparentes.
Croyez-vous que le CMT va respecter ses engagements ?
Gardons espoir. Si le général Mahamat réussit cet exercice difficile, il sera cité dans les annales de l’histoire, comme étant la première personnalité à avoir remis le Tchad sur la bonne voie de la stabilité et qu’un jour, il reviendra au pouvoir en force comme Jerry Rawlings de Ghana ou Amani Touré du Mali. En 2018, lors d’une conférence à Alger, j’ai échangé avec l’ancien président Pierre Buyoya du Burundi qui m’a laissé entendre qu’un chef d’Etat ne peut jamais quitter le pouvoir s’il écoute ce que lui dit son entourage. Pour l’instant, nous sommes aux aguets des signaux forts, au moins sur le renforcement de la justice, la lutte contre la corruption, en commençant par l’assainissement de la douane dont tout le monde sait comment cela fonctionne…
C’est l’occasion aussi d’avoir votre avis sur les trois décennies de gestion du parti MPS ?
L’heure n’est pas de faire un état des lieux, mais peut-être un simple constat. Il faut reconnaître que Deby, à son arrivée au pouvoir, était le seul de tous ses prédécesseurs, à avoir eu toutes les opportunités de faire de ce pays le havre de la paix. Il lui aurait fallu réformer, voire renforcer les institutions judiciaires et instaurer une réelle démocratie, car il a trouvé un peuple meurtri par trois décennies des conflits fratricides avec des ingérences externes (Libye, Soudan…). Las des interminables guerres, ce peuple à la recherche d’un prophète, lui prêta allégeance. Personne ne se doutait que le défunt était un homme plein d’intelligence et de talent, qu’il aurait pu exploiter dans la construction et la consolidation de la paix. Malheureusement, le résultat de trois décennies de règne n’est pas à la hauteur des attentes. Peut-être puisqu’il s’est fait entourer par des flagorneurs ? Je ne sais pas. Inutile de dissiper la vérité car le pays est par terre, asphyxié et maintenu dans le cercle des pays les plus pauvres du monde.
Il faut avoir le courage d’avouer que c’est un héritage catastrophique, avec une administration aujourd’hui complètement corrompue et paralysée, une justice qui n’existe que de nom, des chantiers abandonnés et une recrudescence des conflits communautaires. La baisse considérable du niveau de l’éducation avec un taux d’alphabétisation de 39,79%, le chômage de jeunes bat son plein, le taux de mortalité est de 13,60%, alors qu’au Niger voisin il est de 9,12%. Le taux de mortalité infantile est de 72,79%, alors qu’au Niger il est à 48%. Sans doute, les trois décennies de règne nécessitent de faire un état des lieux, non pas avec l’intention de faire un procès, mais il est question d’en tirer les conséquences avec pour objectif de remédier aux erreurs du passé.
D’après vous, quelles sont les actions ou les œuvres qu’on peut mettre à l’actif du régime du MPS ?
Même si les trois décennies étaient marquées par des moments douloureux, comme les guerres et leurs conséquences, le pillage des ressources, la multiplication inutile de cantons, la recrudescence des conflits communautaires ; il faut reconnaître que des moments heureux, il y en a eu, et on peut citer trois importants événements historiques dont on est en droit de se demander sans lesquels quel serait aujourd’hui le paysage sociopolitique du Tchad ? Il s’agit du renversement du régime dictatorial de Hissène Habré en 1990, de l’avènement du pétrole en 2003 et enfin de la défaite des terroristes de Boko Haram sur le sol national. On peut mettre ces événements historiques à l’actif du défunt maréchal.
N’est-ce pas la chute du prix du pétrole qui n’a pas facilité le développement du pays ?
Même si le prix du baril a connu une baisse, il n’en demeure pas moins qu’en trois décennies, entre recettes pétrolières, douanières, impôts, le revenu est estimé à 47 milliards de dollars, dont environ 36 milliards de recettes pétrolières en 18 années d’exploitation. Malgré cette manne, l’investissement dans les infrastructures n’était pas à la hauteur et « le pays est par terre », comme aiment le dire certains Tchadiens, une réalité que même le président Deby, de son vivant, avait reconnu.
Quels sont les grands défis auxquels les nouvelles autorités doivent faire face ?
Franchement, la situation est inquiétante et le CMT n’aura, ni le temps, ni les moyens de venir à bout de toutes les difficultés. Mais il faut au moins gérer les défis immédiats qui s’articulent autour de l’unité, la lutte contre le terrorisme, la réconciliation générale, à travers un dialogue inclusif. Quant au reste des défis, c’est au prochain régime post-transition de les gérer.
Quels sont d’après vous les autres défis à relever ?
Je crois que le chantier est vaste et il faut répondre tout d’abord aux attentes de la population, à commencer par le renforcement des institutions judiciaires et la lutte contre la corruption, deux piliers essentiels garantissant la stabilité et la consolidation de la paix et qui peuvent constituer le fer de lance du développement.
En ce moment, tout le monde parle de dialogue, en tant chercheur et gestionnaire d’un Centre d’études, pouvez-vous nous en donner votre vision ?
Qui dit dialogue dit présence de conflit(s), et il serait sage de dénicher tout d’abord les origines de ces interminables confits, avant de revenir sur les mécanismes de gestion de conflits, une option qui exige dans la plupart des cas, la présence d’un tiers qui se saisit du dossier dans le but de jouer un rôle de bons offices, de rapprocher les points de vue des parties en conflit, afin de trouver un terrain d’entente. Ce tiers peut être un arbitre, un négociateur, un médiateur, un conciliateur. Or, jusqu’à présent, il manque encore ce maillon.
A vous entendre parler, vous recommandez la création d’une autre institution de médiation que vous avez l’habitude de défendre, alors que le gouvernement a déjà créé un ministère chargé de jouer le rôle de réconciliation…
Dans le cas spécifique du Tchad, la création d'un ministère de réconciliation est une initiative salutaire, surtout que c'est une personnalité compétente à qui ce poste est confié. Mais force est de reconnaître que l'institution reste toujours partie prenante, associée au gouvernement en place. J'aurais souhaité aussi la création rapide d'une institution de médiation « indépendante », dirigée par un professionnel, à l'instar du Niger où il existe une médiation avec une appellation différente : la Haute autorité à la consolidation de la paix (HACP) et qui a produit un travail exceptionnel, ou comme c’est le cas en Colombie, où « l’État a créé Casa de la Justicia (une maison de justice) », chargée de gérer les conflits en s’appuyant sur la conciliation et le dialogue.
En d’autres termes, la réussite de la gestion des conflits au Tchad doit nécessairement passer par le renforcement, l’indépendance et l’autonomie financière des trois institutions suivantes, appuyées par la société civile : le ministère de la Justice, le ministère de la Réconciliation et la Médiature de la République.
Comment peut-on accorder l’indépendance et l’autonomie aux ministères de l’Etat ?
A notre avis, les trois institutions associées à la société civile deviennent un dispositif nécessaire pour assurer le dialogue, la réconciliation et le suivi des recommandations issues des assises de la rencontre de réconciliation. Et il faut leur accorder une marge de manœuvre et une autonomie financière dans le cadre du projet du dialogue et de réconciliation.
Que vient faire ici le ministère de la Justice ?
Le rôle du ministère de la Justice est primordial dans le processus de réconciliation. L’Etat ne peut pas signer un accord de paix avec un leader d’un mouvement politico-militaire, s’il est poursuivi par des instances judiciaires internationales pour trafic des drogues, violation des droits de l’homme, acte terroriste, appartenance à une organisation islamiste, et j’en passe. C’est au ministère de la Justice de procéder à cette vérification.
En tant qu’expert en gestion des conflits, quelle est la démarche qui peut aboutir à une conférence de paix ?
A notre avis, il est préférable de bien préparer la rencontre de réconciliation en deux temps :
1. Le dialogue en interne avec les forces vives (partis politiques, société civile, personnes ressources…).
2. Le dialogue avec les organisations en conflit avec les institutions de l'Etat (mouvements politico-militaires, diaspora, partis politiques en exil…). Avant la tenue d’une conférence de paix, il faut écouter les uns et les autres avec respect et une attention particulière et répertorier leurs doléances, leurs propositions, le nombre de mouvements politico-militaires et là où ils se trouvent, le nombre total d’officiers, sous-officiers, hommes de rangs… Et puis, il faut bien se préparer à assurer le transport, l’hébergement, la restauration, le perdiem de ceux qui viennent de l’extérieur pendant la conférence. Avons-nous étudié l’intégration, la réintégration ou la réhabilitation rapide de ceux qui le méritent ? Sommes-nous prêts à assurer l’intégration dans le corps kaki de ceux qui sont aptes ? Enfin, comment allons-nous assurer la réinsertion socioprofessionnelle de tous les revenants ? Tout cela nécessite une organisation avant même la tenue de la conférence.
Quel avenir sera réservé pour le MPS, pour les futures échéances électorales après la transition ?
Pensez-vous que le peuple donnera toujours sa confiance au MPS ? Je crois que cette question doit être posée aux responsables de ce Mouvement en perdition qui ressemble à un navire qui chavire, que chacun cherche à quitter. C’est un Mouvement non restructuré, mal organisé dont la seule mission, pendant trente années, était d’assurer les campagnes de sensibilisation et d’accompagner le chef, mais il ne serait pas sage de l’exclure de la réconciliation nationale.
Selon les réseaux sociaux, Zen Bada voulait confisquer le MPS en écartant le clan de Deby ? Qu’en dites-vous ?
Franchement, c’est une question qui ne m’intéresse pas.
Pensez-vous que le président du CMT ne se présentera pas à la future élection présidentielle comme il l’a promis ?
J’ai déjà répondu à cette question en disant que si le général Mahamat réussit cet exercice difficile, il sera cité dans les annales de l’histoire comme étant la première personnalité à avoir remis le Tchad sur la bonne voie de la stabilité et qu’un jour, il reviendra au pouvoir en force comme Jerry Rawlings de Ghana ou Amani Touré du Mali. Je crois aussi que le Premier ministre a déjà répondu à cette question.
Êtes-vous prêt à soutenir le CMT et le gouvernement de transition ?
En quoi mon soutien peut-il être utile ? Je soutiens le dialogue et la réconciliation pour que ce pays puisse sortir enfin de cette situation.
Le CEDPE a publié neuf ouvrages en 2020 sur la gestion des conflits et la prévention de l’extrémisme. Quelle contribution votre Centre peut-il apporter en ce moment précis ?
Le rôle du CEDPE est réflexif. Les chercheurs étaient en conclave depuis deux semaines et le produit fini sera bientôt publié. Par ailleurs, avec un autre chercheur, nous nous apprêtons à boucler la rédaction d’une autre étude. Sans oublier qu’on donne nos avis, en accordant aussi des entretiens de temps à autres aux médias internes et externes. Je suis aussi membre du Symposium pour la sécurité transsaharienne (SST) qui est très actif.
M. Yacoub, quel bilan faites-vous du Centre d’études pour le développement et la prévention de l’extrémisme que vous avez créé en 2018 ?
Il est difficile de faire un bilan à la va-vite, mais je vous assure que cette institution évolue bien et elle produit en continue des études sur des aspects en rapport avec la prévention des conflits, l’extrémisme, la bonne gouvernance... J’avoue qu’au début, nous avons rencontré d’énormes difficultés que nous avons surmontées, puisque l’initiative même était incomprise par les autorités tchadiennes qui nous ont refusé l’autorisation de fonctionnement. A partir de 2019, le CEDPE a même été sollicité par l’Etat pour exécuter certains projets. Je prends l’exemple du projet sur le Profiling des désengagés de Boko Haram dans le Lac Tchad, réalisé à la demande du comité interministériel chargé de la DDDR. Nous avons restitué à la ministre de la Femme, une précieuse base de données d’environ 16 000 pages.
Avez-vous été contacté par le CMT ?
Oui, indirectement dans le but d’apporter notre contribution à la paix.
Enfin, que pensez-vous de la haine qui se propage sur les réseaux sociaux ?
A notre avis, la haine n’est pas l’apanage des réseaux sociaux. C’est à l’image de notre pays, plutôt les conséquences de ce que nous avons semé depuis les années 79 : la haine, l’injustice, l’humiliation. Ne soyons donc pas surpris du comportement d’une partie de la jeunesse n’ayant pas reçu une éducation appropriée. Une hôtesse de Asky Airlines disait qu’elle sillonne une bonne partie d’Afrique, mais elle découvre que le Tchadien est énervé et il est prêt à se bagarrer pour un oui ou pour un non. Par ailleurs, il faut reconnaître que les Etats à démocratie fragile cherchent à ternir l’image des réseaux et médias sociaux qui restent pour beaucoup, le moyen de communication et d’information le plus accessible. Au fait, il faut reconnaître qu’il y a plus d’avantages que d’inconvénients, par rapport à l’information, à la culture et aux débats positifs animés par des sages.
Votre mot de fin ?
En 2014, j’ai déclaré lors d’une interview que la RCA sera le premier pays démocratique de la zone CEMAC et il n’est pas exclu que le danger du Tchad peut provenir de ce petit Etat que nous avons l’habitude de minimiser. Certes, ce qui s’est passé dimanche est condamnable, mais je demande à nos dirigeants d’éviter des propos de nature belliqueux et de privilégier le dialogue. Je vous remercie.