« La presse sénégalaise est sinistrée ». Celui parle ainsi au micro de la RTS, c’est Madiambal Diagne, l’administrateur du groupe Avenir Communication, éditeur du journal Le Quotidien et du défunt Week-end Magazine, par ailleurs patron du Conseil des diffuseurs et éditeurs de presse du Sénégal (CDEPS). C’était au sortir de la rencontre du CDEPS avec le président de la République, M. Macky Sall, vendredi dernier. Cet état de détresse, Madiambal le vit à l’instar de tous ses pairs, lui qui a été obligé de se séparer récemment du triumvirat de la rédaction de son journal, Le Quotidien. Donc, c’est une voix autorisée qui s’exprime sur la situation cataclysmique que traverse la presse sénégalaise. Il y a quelques semaines, le président du groupe Wal Fadjri, Sidi Lamine Niasse, avait crié à l’acharnement et au traitement inique singulier quand les services de M. Amadou Bâ, le directeur général des Impôts et Domaines, l’avaient contraint à honorer ses dettes fiscales. C’est donc dire que le mal s’est métastasé dans toutes les entreprises de presse et que donc nul n’est à l’abri des contraintes pécuniaires à verser dûment dans les caisses des impôts et domaines. Cette calamité qui s’abat sur le secteur se traduit par la raréfaction croissante des ressources financières qui sustentent les entreprises de presse. Ces dernières luttent pour leur survie économique. Il est vrai que la crise financière mondiale à laquelle n’échappent pas les grands groupes médiatiques de certains pays démocratiques a affecté aussi nos frêles entreprises de presse. Le marché publicitaire est déficitaire s’il n’est pas inégalement réparti. Les ventes des journaux tabloïds ont chuté drastiquement et les abonnements n’évoluent pas. Même L’Observateur, le quotidien le plu, a vu ses ventes chuter quoi qu’en disent ses dirigeants. La presse magazine hebdomadaire ne peut plus vendre plus de 10 mille exemplaires même si certains notifient faussement dans leur « ours » un tirage nettement supérieur. Aujourd’hui, des titres prestigieux de la scène médiatique sont passés de vie à trépas. D’autres, sous perfusion quasi-permanente, vivent dans un état comateux. Même l’aide à la presse de 700 millions que se partagent indûment 189 organes ne peut donner un coup d’oxygène à cette presse nécrosée, voire moribonde, qui étouffe sous le fardeau des charges. Pourtant, il est de notoriété publique que la plupart de ces organes bénéficiaires (presse écrite, audiovisuelle, en ligne) ne remplissent pas les cahiers des charges pour pouvoir bénéficier de cette aide. Certains titres ne sont exhumés des débris moisis de leur support jauni que lorsque la distribution de cette aide est annoncée à hue et à dia sur la place publique. Cette aide, en réalité, n’est qu’un appui financier personnel aux propriétaires des organes de presse puisque les journalistes soutiers qui officient dans ces derniers ne perçoivent que rarement les senteurs enivrantes de l’argent distribué par l’Etat.
Indépendamment des raisons financières ou de l’Internet qui met gratuitement à la disposition du lecteur ce que les journaux classiques lui vendent, la qualité de l’information livrée aux citoyens laisse à désirer. Cette information médiocre n’attire plus parce ceux qui sont chargés de la travailler et de la rendre réceptive manquent de formation s’ils ne sont pas incultes. Ainsi le lecteur se rabat sur l’information de caniveau qui semble plus être la matière première de la presse en ligne. Ces sites internet, spécialisés dans l’art du copier, fleurissent comme des champignons sur la toile et vont même ravir le lectorat aux vrais sites d’information. Seneweb, site connu pour son ingéniosité à copier littéralement les articles d’autres organes de presse, captive un lectorat en augmentation croissante qui fait pâlir tous les autres sites concurrents. Ainsi les problèmes financiers récurrents auxquels se heurtent les patrons de presse les ont contraints – du moins une bonne partie d’entre eux– à se rendre au palais de la République pour implorer le président Macky Sall d’effacer leur dette fiscale qui s’élève à 7,5 milliards de francs CFA. C’est un remake puisque, exactement 23 mois auparavant, le président Abdoulaye Wade avait décidé, le vendredi 12 août 2011, de réagir positivement à l’imploration des patrons de presse.
Les journalistes : une caste socioprofessionnelle privilégiée
Seulement, les modes de réactions des deux chefs d’Etat aux sollicitations du CDEPS diffèrent. Abdoulaye Wade, souvent accusé de ne pas respecter les normes et formes républicaines, s’est montré plus procédurier que son successeur sur l’apurement de la dette fiscale de 12 milliards. Il avait déclaré aux patrons de presse ceci : « Je vais saisir l’Assemblée nationale d’un projet de loi pour l’amnistie de la dette fiscale des entreprises de presse en cours. L’Assemblée nationale statuera sur cette question ». C’est donc après approbation parlementaire que les patrons de presse bénéficièrent de l’apurement de leur dette fiscale. A l’époque, les autres corps socioprofessionnels avaient crié haro sur cette demande pressante qui ressemblait à un chantage maquillé à quelques encablures de la présidentielle. Le président Wade, même si une telle demande pressante ne l’agréait pas, ne pouvait faire autrement que d’y accéder favorablement au risque de se voir vitrifier par une presse revancharde très performante en matière de représailles. Les chefs d’entreprises des autres catégories socioprofessionnelles, qui ont les mêmes obligations que leurs homologues de la presse, avaient raison de ruer dans les brancards parce que rien ne justifiait une telle mesure. Pourtant, ces mêmes patrons de presse bénéficient d’une aide annuelle même si l’on sait qu’elle ne représente rien devant les lourdes charges sous lesquelles ploient leurs entreprises. On pensait qu’avec l’effacement de la dette fiscale de 2011, les patrons de presse allaient réfléchir sur un modèle de gestion qui leur permettrait de ne plus tendre une main quémandeuse en direction des autorités étatiques. Mais voilà que, 23 mois après, les mêmes reviennent à Canossa l’échine courbée pour solliciter encore un effacement de 7,5 milliards de dettes fiscales. Et voila que le président de la République, sans prendre les attaches de ses services fiscaux, sans même suivre une procédure administrative, sans même y mettre les formes, déclare tout de go aux patrons de presse avoir passé l’éponge sur cette dette fiscale. En 23 mois d’intervalle, les patrons de presse ont bénéficié d’un apurement fiscal de presque 20 milliards. Une manne financière qui aurait pu servir à relancer ces entreprises de presse exsangues ou qui aurait pu servir à lutter contre les inondations ou à régler en partie les difficultés du monde rural et d’autres catégories socioprofessionnelles. Le paradoxe est qu’au moment où les journalistes se débattent dans des contraintes financières, ils exigent que les délits de presse soient punis par des sanctions pécuniaires et non carcérales.
Je perçois d’ici les éditoriaux rageurs et vitriolés si une autre catégorie professionnelle avait bénéficié des mêmes passe-droits que ces veinards de patrons de presse. Les journalistes, très enclins à jouer aux pontifes moralisateurs, devaient s’arrêter et faire une introspection. Quand le petit vendeur de café Touba de mon quartier avec des recettes journalières insignifiantes ou la vieille vendeuse de cacahuètes se fait harceler par les agents municipaux pour s’acquitter de sa taxe journalière, les patrons de presse, qui dénoncent sans aménités les fossoyeurs de l’économie qui fraudent ou louvoient pour ne pas payer leurs impôts, devraient rougir de honte. Pourquoi les journalistes sont-ils condamnés à subir sans interruption le supplice de Sisyphe ? Plusieurs patrons de presse sont de bons journalistes mais de mauvais managers voire de piètres opérateurs économiques. Or une entreprise de presse, pour qu’elle soit viable et solvable, a besoin d’avoir à sa tête, indépendamment des journalistes qui constituent sa colonne vertébrale, un bon gestionnaire capable de transcender les difficultés auxquelles se heurte toute entreprise dont le but est de faire des profits. Aujourd’hui, il est impératif que les acteurs de la presse, principalement les entrepreneurs, réfléchissent sur un modus operandi économique qui éviterait aux patrons de presse de tendre systématiquement la main aux autorités, lesquelles attendent toujours une contrepartie des libéralités qu’ils leur donnent. Le modèle économique de ces entreprises n’est pas viable parce que déficitaire. En 1992, les quatre mousquetaires de la presse privée que sont Babacar Touré de Sud Quotidien, Sidi Lamine Niass de Wal Fadjri, Mamadou Oumar Ndiaye du Témoin et Abdoulaye Bamba Diallo du Cafard libéré, voyant leurs entreprises de presse asphyxiées par des difficultés financières tout au contraire des médias d’Etat (RTS et Soleil), avaient saisi l’alors président de la République, M. Abdou Diouf, pour un plan de sauvetage de leurs outils de travail, lesquels sont indispensables à la démocratie balbutiante de notre pays. Le président donna des instructions aux directions de sociétés nationales pour prendre de la pub dans ces journaux en même temps qu’il décidait de leur octroyer annuellement un appui financier pudiquement appelé aide à la presse. Depuis lors, l’idée a fait son chemin mais elle est dévoyée de son essence puisqu’elle est devenue une sorte de « tong-tong » où chaque éditeur d’une feuille de chou au tirage lilliputien ou d’un site plagiaire reçoit sa part.
Secours de l’Etat : la liberté d’expression aliénée
Si le président Macky Sall a effacé de façon péremptoire la dette fiscale des entreprises de presse, c’est parce qu’il s’attend à une contrepartie dont la nature n’est pas difficile à définir. Elle consiste à faire bénéficier au président ou à son gouvernement d’une certaine grâce là où un réquisitoire objectif serait plus approprié. Cela ne fait que poser le problème de la liberté d’expression, pierre angulaire d’un journalisme assumé et responsable. Si la presse bénéficie itérativement d’avantages financiers de la part de l’Etat, elle risque très souvent de manquer d’objectivité, de diluer l’encre de sa plume ou de se transformer en propagandiste lorsqu’elle traite toute affaire afférente au pouvoir. Et là, c’est la démocratie qui risque d’en prendre un sacré coup. En République, la forme achevée de la démocratie s’obtient par la liberté de s’exprimer, de critiquer pour améliorer, de choisir ceux qui sont aptes à conduire les destinées d’une nation. Cette démocratie permet alors aux citoyens d’un pays d’être au diapason de l’information et, par voie de conséquence, de contribuer positivement à son développement. Mais si cette information est déformée ou biaisée pour cause de prébendes, de passe-droits ou de bakchichs accordés par les autorités étatiques ou par un quelconque détenteur d’une puissance financière, le journaliste perd la quintessence de son métier, c’est-à-dire l’indépendance dans la réflexion et la liberté dans l’expression. Ainsi si les patrons de presse sollicitent fréquemment l’absolution fiscale ou l’aide financière de l’Etat, il leur sera très difficile de sauvegarder la liberté d’expression si chère à leur existence.
Serigne Saliou Guèye
« Le Témoin » N° 1131 –Hebdomadaire Sénégalais ( JUILLET 2013