15 janvier 2024, des médias locaux relaient une attaque sur le Lac Tchad. Zagazola Makama, expert nigérian des questions de sécurité et qui fait le monitoring des attaques dans cette zone, rapporte les faits sur son compte X (ancien Twitter). « Des dizaines de Boko Haram et de combattants de la province de l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWA) ont été tués lors d’un nouvel affrontement entre les deux groupes dans les îles de Kandahar et de Kaduna Ruwa, sur les rives du lac Tchad, à Kukawa, près de la frontière nigériane avec le Cameroun », relate-t-il.
Suivant les publications de cet observateur des groupes militants, les affrontements ont commencé, lorsque le lundi-là, la faction rivale, l’Etat islamique au Sahel, ISWA a lancé un nouvel assaut dans le camp d’un chef de Boko Haram qui en dirige une des factions. Les combattants de l’ISWA seraient arrivés sur 7 canoës et ont commencé à engager le groupe rival . Après une heure de combat, seuls deux canoës de l’Etat islamique seraient rentrés, a-t-il poursuivi.
Cette sanglante bataille est l’une des dernières enregistrées dans la zone. Elle illustre la guerre permanente à laquelle se livrent régulièrement les groupes armés rivaux dans la zone du lac Tchad . Souvent opposés aux forces armées régulières des pays de la zone et aux civils. Parfois entre eux. Les plus connus sont: Boko Haram, qui depuis 2009, multiplie des attaques sanglantes, avec pour objectif de créer un califat islamique transnational et l’Etat islamique en Afrique de l’Ouest. Les deux groupes soumettent les populations à différentes formes d’exactions et de rackets.
En décembre 2023, par exemple, un réseau de monitoring des attaques dans la zone du lac Tchad, Humanity Purpose, a signalé qu’à la mi-journée du 14, des membres de Boko Haram sont entrés à Wuyan Reza, un îlot du lac Tchad côté Cameroun où ils ont érigé un checkpoint obligeant les passants à leur « payer le contrôle » par le versement d’argent ou de biens matériels. Quelques semaines plus tôt, c’est ISWAP qui procédait au « prélèvement de taxes » en argent, vivres et bétails sur certains habitants des îles du Lac. Mais ces deux entités ne sont plus seules.
La zone du lac Tchad en conflit
Déjà, où se situe-t-on, lorsqu’on évoque la zone du Lac Tchad, en proie aux attaques de ces groupes ? Imaginez un territoire de 1 500 km2 (UNEP-2018), situé au croisement du Nigeria, Cameroun, du Tchad et du Niger; une zone dont la superficie représente environ 8 fois celle de la ville de Yaoundé . Imaginez ensuite que ce territoire est recouvert par les eaux d’un lac, avec une multitude de petites îles, des mangroves, et entouré par des villages riverains, le tout habité par une population d’environ 2 millions habitants, vivant de part et d’autre des frontières des quatre pays, et régulièrement prise pour cible par les groupes armés.
« Le lac Tchad peut être compris sous deux angles : les pays qui entourent le Lac Tchad qui sont le Nigeria, le Cameroun, le Tchad et le Niger. Mais à la réalité, lorsque l’on parle de la crise sécuritaire dans le bassin du Lac Tchad, c’est limité à la région de l’Extrême-Nord pour le Cameroun, Boma dans la province du Lac pour le Tchad, l’Etat du Borno au Nigéria ; et la région de Diffa au Niger », explique l’officier supérieur camerounais, colonel Ndikum Azieh du Bataillon d’intervention rapide (BIR ) de l’armée de terre camerounaise, plusieurs fois déployé dans la zone dans des missions anti-Boko Haram, qui poursuit par ailleurs des recherches doctorales sur le sujet et avec qui nous avons échangé dans le cadre de cette enquête.
Une multitude de groupuscules armés
Les groupes armés actifs dans la région se sont formés sur l’insécurité que le groupe terroriste Boko Haram a transportée hors des frontières du nord-est du Nigeria d’où son insurrection est partie en 2009. Ils sont surtout issus des divisions que cette secte islamiste a connues plus tard, critiqué, selon des experts , pour l’autorité brutale de son leader Abubakar Shekau et de leurs attaques, la perte des territoires conquis et l’impertinence de son action . La première dissidence est intervenue en 2016, avec la naissance de l’État islamique l’Afrique de l’Ouest (ISWA), placée sous l’autorité d’Abou Moussab Al-Barnaoui. Ces deux leaders, devenus de grands rivaux, ont été tous tués en 2021 dans des circonstances différentes.
Parlant de la configuration des groupes armés, le géostratège et colonel de l’armée de terre camerounaise à la retraite, Alfred Fuller, explique qu’il y a «tout d’abord, Boko Haram, l’un des groupes les plus connus et les plus redoutés. Il mène des attaques terroristes brutales visant principalement les civils innocents, avec pour objectif déclaré d’établir un État islamique fondamentaliste dans la région ». Ensuite, poursuit-il, «il y a l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWA), une faction dissidente de Boko Haram, également actif dans la région du Lac Tchad et cherche à étendre son influence en menant des attaques contre les forces gouvernementales ». À cela, il ajoute « plusieurs milices ethniques qui opèrent dans la région du lac Tchad. Parmi elles figurent notamment les milices peules et Kanuri au sud du Niger et au nord-est du Nigeria ».
Depuis Lagos où nous l’avons joint, le major général Ibrahim de l’armée de terre du Nigeria , commandant de la Force mixte multinationale (FMM), qui regroupe des unités des différentes armées des pays riverains, ajoute quelques détails : « Boko Haram est le groupe le plus puissant du Lac Tchad. Il a ses bases depuis les forêts des monts Mandara (entre le Cameroun et le Nigéria) d’abord, et s’est étendu ensuite aux zones lacustres. Boko Haram étend en 2014-2015 sa zone d’influence aux régions frontalières, de Diffa à Kolofata en passant par la partie tchadienne du lac. Le groupe est dispersé partout autour du Lac ».
« Au nord du bassin, se trouve un mélange des groupes extrémistes en provenance du Niger et du sud de la Libye et des militants de l’Etat Islamique de l’Afrique de l’Ouest . À l’est où sévit la crise soudanaise, il y trouve des rebelles Touaregs et au nord-ouest du Lac, y a la branche Boko Haram affiliée à Shekau », complète le géostratège et colonel de l’armée camerounaise à la retraite, Alfred Fuller.
Si le groupe Boko Haram du départ s’est métastasé pour donner aujourd’hui naissance àune multitude de petits groupes, le colonel nigérien Alzouma Seyni, spécialiste de la lutte contre le terrorisme dans les forces armées du Niger , l’impute « à des problèmes de leadership ou d’égo au sein des blocs idéologiques. Certains leaders de grands groupes ont des problèmes avec leurs différents commandants à la tête de petites unités qu’on appelle les Katiba. Ces commandants deviennent plus tard des leaders locaux. Mais ils peuvent se réunir parfois pour entreprendre des grandes attaques ».
« La fourniture en armes est très facile dans la région »
Malgré une mobilisation d’au moins quatre armées régulières pour contrer leurs activités, il apparaît clairement que les groupes armés ne peinent pas pour s’approvisionner en armes. La faute, entre autres, à l’instabilité sociopolitique et sécuritaire en Libye, comme nous l’explique l’officier supérieur nigérien, spécialiste de la lutte anti-terrorisme, colonel Alzouma Seyni : « la fourniture en armes est très facile dans la région, puisque la Libye est un arsenal à ciel ouvert . La grande majorité des armes utilisées au Sahel et dans le Lac Tchad proviennent de là. Une autre partie provient du Soudan et du Darfour. C’est vrai que le Lac est entouré d’Etat souverains, mais les frontières sont poreuses. Il y a des couloirs de trafic que les Etats n’arrivent pas à contrôler ».
Ces groupes se servent aussi des équipements des armées, comme le reconnaît l’officier supérieur nigérien : « Il y a une autre source d’approvisionnement qui est l’armement pris au cours des attaques contre les armées, surtout au Nigéria. De 2017 à 2019, il y a eu une série d’attaques massives contre les positions de l’armée nigériane . Boko Haram a pu occuper certaines bases où ils se sont ravitaillés en armes ».
Colonel Alzouma Seyni liste les types d’équipements potentiellement en possession de ces groupes : « ce sont les armes légères qui sont utilisées, comme les Kalachnikov, les pistolets, mais aussi les mitrailleuses 12,7 mm, les M80, les lance-roquettes RPG7, les mines, les IED, les mortiers de 80 et 61 mm. Ils ont également des pick-up et des blindés récupérés aux armées . Mais il est à douter qu’ils détiennent encore des blindés car une grande partie a été détruite lors des opérations menées par la FMM ».
« Des cicatrices profondes… des femmes ont été amputées »
Au fil des années, l’impact humain des agissements de ces groupes est très élevé. « Le Lac, qui était autrefois une source abondante de poissons, est maintenant un lieu dangereux où les pêcheurs risquent leur vie pour gagner leur pain quotidien. Les agriculteurs ne peuvent plus cultiver leurs terres en raison des attaques constantes et des déplacements forcés qui les empêchent d’accéder à leurs champs », déplore le chef de canton Badéri (Kanembou-Bade) dans la Province du Lac, au Tchad, sa majesté Kaala Mahamat Nour. Ce village a subi plusieurs assauts de ces groupes armés. « Les attaques ont laissé des cicatrices profondes sur ma population. Des femmes ont été amputées d’une oreille, des enlèvements forcés sont enregistrés, et des conversions à l’islam sont imposées par la force ; nos moyens de subsistance ont été gravement compromis », ajoute-t-il.
« Nous avons été obligés d’abandonner nos maisons et nos moyens de subsistance pour échapper aux violences. Ces déplacements forcés ont également un impact sur l’éducation des enfants qui se retrouvent souvent privés d’accès à une scolarisation régulière », se désole Garboa Ali, un habitant du village d’Hilé Alifa, une localité dans le Lac Tchad, situé dans la région de l’Extrême-Nord Cameroun.
Si l’Africa Center For Strategic Studies de Washington, aux Etats-Unis, constate dans un rapport de février 2023, que la violence des groupes islamistes militants s’est largement stabilisée au cours de l’année 2022, après une baisse marquée de 32 % entre 2020 et 2021, il note que la région a également connu une résurgence de Boko Haram la même année. « Depuis 2017, la menace relative de Boko Haram diminue par rapport à celle de l’État islamique en Afrique de l’Ouest. Cependant, au cours de l’année écoulée, Boko Haram a été associé à une augmentation de 57 % des événements violents et de 70 % des décès. Si l’ISWA continue d’être associé à davantage de violence dans la région, les niveaux sont désormais comparables ».
Pour l’heure, les Etats peinent à venir à bout du terrorisme dans la région, et ce malgré une FMM regroupant plusieurs pays, mais également des stratégies de développement communautaires, déployées çà et là notamment par la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT), pour éviter entre autres aux jeunes la tentation de s’enrôler dans les groupes armés. Créée en 1964, la CBLT est chargée d’assurer la gestion des ressources, d’éviter les conflits d’usages, de contribuer au développement du bassin versant et d’améliorer la qualité de vie de ses populations riveraines. Des stratégies dont les impacts sont encore difficilement perceptibles.
« Malgré tous ces défis majeurs auxquels nous sommes confrontés chaque jour, je reste convaincu que nous pouvons sortir plus forts ensembles si nous recevons un soutien adéquat tant au niveau national qu’international . Il est essentiel qu’une attention continue soit portée sur notre région oubliée afin que nous puissions reconstruire nos vies brisées et retrouver une certaine normalité », souhaite Kaala Mahamat Nour.
Cette enquête est réalisée dans le cadre du projet Open Data around Lake Chad (ODALAC), organisé par ADISI-Cameroun avec l’appui financier du Centre for Journalism Innovation and Development (CJID) et Open Society Foundations (OSF).