Journal Le Témoin - Hebdomadaire Sénégalais
De même qu’on ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu, de même, assurément, c’est suicidaire d’édicter une interdiction d’enregistrer, de filmer et de diffuser aux Chambres africaines extraordinaires chargées de juger l’ancien président tchadien Hissène Habré ! En tout cas, le CNRA (Conseil national de Régulation de l’Audiovisuel) qui a eu le toupet — car c’est ainsi que ça a été perçu dans cette juridiction d’exception — d’émettre un « avis » pour s’opposer justement à la retransmission télévisée dudit procès en a eu pour son grade ! En effet, Mbacké Fall, le très spécial procureur général de ces chambres africaines extraordinaires — extraordinaires, elles le sont vraiment — n’a pas apprécié, mais alors pas du tout, cet avis du CNRA. Et il ne l’a pas envoyé dire àBabacar Touré, le président du CNRA. Morceaux choisis de sa sortie, telle que rapportée par les confrères : « Il y aura enregistrement, il y aura film du procès, et il y aura diffusion (…) Les audiences des CAE, sous l’autorité du Procureur général, sont enregistrées et filmées avant d’être diffusées, sauf si cela contrevient aux mesures nécessaires à la protection des témoins et autres participants (…) Je dis qu’il faut lire les dispositions de statut, parce que le statut qui régit le fonctionnement des Chambres vient d’un traité qui a été signé entre le Sénégal et l’Union Africaine. Ce statut ratifié et publié a une force supérieure aux lois. Et c’est ce statut qui dit en son article 38 que les enregistrements et les diffusions des audiences sont autorisés et ça, sous
l’autorité du procureur général ». Après cette mise au point, oust, du balai, circulez, il n’y a plus rien à voir ! Et le CNRA est prié d’aller se rhabiller.
Qu’avait donc dit de si grave ce Conseil pour mériter une telle volée de bois vert ? Que la justice ne s’accommode pas de spectacle, ce qui semble tomber sous le sens. Mais aussi que cette même justice doit « durant tout le processus de construction de sa décision préserver la présomption d’innocence, le droit à l’image, la dignité et l’honneur de toutes les parties au procès ». Se référant à la loi sur la liberté de la presse, héritée de la loi française de 1881, le régulateur précise notamment que « dès l’ouverture de l’audience des juridictions administratives ou judiciaires, l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image est interdit ». Le CNRA poursuit en expliquant que « la retransmission audiovisuelle des débats produit des effets sur l’orientation et la sérénité des débats d’audience. Elle expose les parties civiles, les témoins, ainsi que les agents de certains corps protégés par le secret en anéantissant l’anonymat… » Toutes ces préventions légitimes du législateur, le procureur Mbacké Fall n’en a apparemment rien à cirer. Le traité créant sa juridiction dispose qu’il faut filmer ? Alors, il filmera ! Et qu’importe si la loi sénégalaise, mais aussi les usages en cours depuis 54 ans que notre pays est indépendant, s’y opposent. Les juges des Chambres africaines extraordinaires ne veulent pas manquer de faire leur cinéma aux yeux du monde entier, voyons ! Et puis, l’occasion est si belle de montrer leurs tronches partout et de rendre une parodie de justice pour l’exemple. Surtout, mais ça, le grand timide qu’est le procureur général Mbacké Fall ne l’a pas mentionné, que cette retransmission des débats, le président tchadien, le dictateur Idriss Déby Itno, y tient absolument, histoire d’humilier son vieil ennemi Hissène Habré(dont il fut pourtant l’exécuteur des basses œuvres) jusque dans les chaumières, huttes et masures des bords de l’Oubangui-Chari. Qui paye commande, et Déby ayant déboursé deux milliards de francs pour financer le procès de Habré qui l’empêche de dormir, le procureur Mbacké Fall, dont la juridiction mène grand train avec, justement, cet argent de Déby, ne pouvait raisonnablement pas refuser ce service à un homme dont les troupes viennent encore de massacrer des dizaines de civils innocents à Bangui. Encore une fois, Déby veut que les CAE filment et diffusent les débats de l’audience du président Habré ? Ces débats seront filmés et diffusés, un point, un trait. Et tant pis pour les lois sénégalaises !
Car, ainsi que son intitulé l’indique, le Conseil national de Régulation de l’Audiovisuel, sauf à être une coquille vide, dispose quand même de prérogatives tirées de la loi et qui lui permettent notamment de contrôler tout ce qui est diffusé dans les médias audiovisuels sénégalais. Il a en particulier la mission de veiller à la conformité des contenus diffusés avec les lois, règlements mais aussi les bonnes mœurs du pays, tout en s’assurant également qu’ils ne mettent pas en danger la paix sociale, l’harmonie nationale, la cohésion sociale. Ce n’est pas dit exactement comme ça dans la loi créant le CNRA mais en substance c’est ce que le législateur a voulu dire. Et voilà qu’un procureur spécial, se prévalant d’un traité créant des juridictions africaines extraordinaires, ose soutenir que lui, il fera filmer des débats d’audience, les enregistrera et les fera diffusercomme bon lui semble. Et ce quand bien même l’organe mis en place par le législateur sénégalais pour réguler les contenus audiovisuels s’y opposerait ! Il est vraiment trop fort, ce type. Et culotté en plus. Supposons, par exemple, qu’au nom de la liberté d’opinion et d’expression, l’Union Africaine, sous la pression de pays libertaires, autorise la diffusion de films pornographiques à des heures de grande écoute. Les télévisions sénégalaises, faisant fi de nos bonnes moeurs, devraient-elles s’y astreindre au motif que les textes de l’UA sont supérieurs à nos lois protégeant les couches vulnérables comme nos enfants ? Si l’ONU autorise l’homosexualité et le mariage entre gens du même texte, faudra-t-il autoriser ces unions au motif que les textes ou conventions de l’Onu sont supérieurs aux lois nationales ?
En réalité, les prérogatives du CNRA sont à ce point importantes que même les déclarations des candidats à l’élection présidentielle — du moins pendant la campagne électorale — y compris celle du président de la République sortant, sont soumises à l’approbation préalable de cette structure avant diffusion. Or, le chef de l’Etat est quand même l’institution suprême dans notre pays ! C’est en particulier lui le président du Conseil supérieur de la magistrature qui gère la carrière du magistrat Mbacké Fall ainsi que celles de ses collègues des Chambres africaines extraordinaires. Et ce même s’ils fonctionnent avec l’argent de Déby et ont tendance aujourd’hui à mépriser les lois sénégalaises auxquelles ils préfèrent un traité de l’Union Africaine… cosigné avec le Sénégal.
Bref, Mbacké Fall, tout procureur spécial des Chambres africaines extraordinaires chargées de juger le président Habré qu’il soit, n’a pas le droit de défier le CNRA et, au-delà, les lois sénégalaises. S’il persiste dans cette attitude de défiance il faudra à ce moment-là, c’est-à-dire quand devra se tenir un éventuel procès Habré, lui appliquer la loi sénégalaise dans toute sa rigueur. Et le CNRA, tel que l’a créé le législateur sénégalais, ne manque pas de prérogatives pour se faire entendre. Et, surtout, pour faire respecter la loi. A la place de Mbacké Fall, on n’essaierait pas d’engager un tel bras de fer… même si l’argent de Déby peut pousser à des attitudes suicidaires !
Mamadou Oumar NDIAYE
Article paru dans « Le Témoin » N° 1160 –Hebdomadaire Sénégalais (AVRIL 2014)