Comme les trains qui peuvent en cacher d’autres dans certains carrefours, les élections locales du 29 juin prochain recèlent de multiples enjeux cachés. Lesquels nécessitent donc des lectures au second degré au-delà des perceptions immédiates et des images apparentes. Ainsi, l’élection présidentielle de 2017 se jouera pour une bonne part au cours de ce scrutin. Lequel fonctionnera donc, en certains endroits, comme des épreuves éliminatoires à un examen, voire comme des primaires qui ne disent pas leur nom. C’est ce qu’a sans doute compris le maire de Thiès, M. Idrissa Seck, qui, pour ne pas se retrouver enfermé dans un piège trop local, a déclaré il y a quelque deux ans qu’il ne serait plus candidat à sa propre succession à la mairie de la ville aux deux gares. De même, à Guédiawaye, Malick Gackou, le numéro deux de l’Alliance des Forces de Progrès (AFP), devra absolument franchir l’obstacle Alioune Sall, qui n’est autre que le frère du président de la République, pour prétendre briguer la magistrature suprême dans trois ans. S’il est battu par son challenger, en effet, il peut faire son deuil de toute ambition présidentielle. Mais c’est surtout dans une commune d’arrondissement somme toute marginale de la Ville de Dakar, celle de Grand-Yoff, que devrait avoir la « Mère des batailles », celle qui, plus qu’à Thiès et à Guédiawaye, devrait pour une part large, pour ne pas dire décisive, déterminer l’issue de la présidentielle de 2017. En effet, prétendant sérieux à la magistrature suprême de cette année-là — même s’il n’a pas encore fait acte de candidature —, l’actuel maire de Dakar sait que, comme Malick Gackou à Guédiawaye, sa liste devra absolument triompher à Grand-Yoff s’il veut rester en lice pour 2017. Car, au-delà de sa propre réélection à la tête de la mairie de la ville de Dakar, encore une fois, il jouera son destin présidentiel le 29 juin prochain. En supprimant l’élection d’une liste de Ville à la proportionnelle, l’actuel président de la République oblige tous les prétendants potentiels à la direction de la mairie de la capitale à aller se faire élire d’abord dans une mairie d’arrondissement. Et comme il espère que ses partisans gagneront une majorité de ces communes, le Président pourra donc facilement faire passer son candidat qui n’est certainement pas M. Khalifa Sall. Lequel a commis le crime de lèse-majesté de refuser de promettre au successeur de Wade de ne pas se présenter contre lui en 2017. Un casus belli. A la guerre comme à la guerre, donc, et pour d’ores et déjà neutraliser un potentiel rival qui se présente comme le plus sérieux d’entre tous ceux qu’il aura à affronter dans trois ans, le président de la République a fait modifier la loi électorale. Et ce en jurant la main sur le cœur que cette modification n’est dirigée contre personne… Pour relever le défi posé par l’homme qu’il rêve de détrôner en 2017, Khalifa Sall n’a donc d’autre choix que de constituer sa propre liste pour les prochaines élections locales. Et en capitaine courageux, il a choisi de conduire lui-même ses troupes à la bataille en choisissant le front de Grand-Yoff pour s’y investir. Or, c’est dans cette commune d’arrondissement que se démène également le Premier ministre, Mme Aminata Touré dite « Mimi ». Elle aussi va jouer à quitte ou double au cours de ce scrutin. D’abord parce qu’elle sait que son sort en tant que chef du gouvernement est scellé depuis belle lurette, le président de la République n’attendant que la fin des locales pour la limoger. Ou pour carrément supprimer la fonction. Elle se sait donc en sursis mais nourrit quand même l’espoir de sauver sa tête. Or, si elle réussit l’exploit de débarrasser le président de la République de son plus sérieux adversaire — avec Karim Wade — en 2017, il se peut bien qu’elle retourne la situation à son avantage et conserve son poste de Premier ministre. En effet, elle sera tellement populaire que la chasser de la Primature ne sera pas sans dommage pour le Président. C’est connu, quand un Premier ministre atteint un certain degré de popularité, c’est toujours difficile de le remercier. L’exemple le plus probant en est celui de M. François Fillon, tellement plébiscité dans les sondages par les Français que le président Nicolas Sarkozy a été obligé de le garder pendant toute la durée de son mandat. Ensuite, en gagnant à Grand Yoff, Mme Touré, combattue par de larges franges de l’APR (Alliance Pour la République), le parti présidentiel, pourrait faire valoir non seulement son ancrage et sa légitimité mais encore, pourquoi pas ?, se positionner pour diriger le parti au cas où le président de la République, qui n’a pas exclu d’appliquer certaines recommandations de la CNRI (Commission nationale de Réforme des Institutions), abandonnerait la direction de sa formation beige-marron. Cas d’école, sans doute, mais hypothèse pas du tout absurde. D’autant moins que certains prêtent à l’actuel Premier ministre des ambitions présidentielles. Mais le premier challenge immédiat pour « Mimi », c’est, bien sûr, de gagner la mairie de Grand-Yoff.
Dans ce laboratoire politique en miniature qu’est cette commune d’arrondissement qui compte 150.000 habitants environ, la majorité présidentielle regroupée depuis l’entre-deux tours des dernières élections présidentielles au sein de la coalition Benno Bokk Yaakar (BBY), se présentera aux élections locales en ordre dispersé. En effet, si, officiellement, le Premier ministre serale candidat de la coalition présidentielle, l’essentiel des composantes locales de ladite coalition soutiendra M. Khalifa Sall. Lequel aura avec lui non seulement le Parti socialiste local, mais aussi, et aussi curieux que cela puisse paraître, l’AFP (Alliance des Forces de Progrès), qui est le grand rival du PS. L’AFP dont le leader, M. Moustapha Niasse, a fait allégeance au président de la République auquel il s’est rendu avec armes et bagages. Or, à Grand-Yoff, une des directrices de campagne du maire de Dakar n’est autre qu’une militante de l’AFP, qui est d’ailleurs la première adjointe au maire socialiste sortant. C’est bien simple d’ailleurs : il se dit que sur les neuf sections de l’AFP qui existeraient dans cette commune, les six sont avec Khalifa Sall ! Lequel bénéficie également du soutien de la LD et de multiples autres petits partis et associations de quartiers.
Quant à Mme Aminata Touré, elle portera les couleurs de Benno Bokk Yakaar, nous l’avons dit, et en particulier de l’APR. Du moins d’une partie de l’APR ! Car une frange importante de ce parti dirigée par le sieur Adama Faye, qui n’est autre que le frère de la Première dame, Mme Marième Faye Sall, est vent debout contre le Premier ministre et entend lui faire mordre la poussière à Grand-Yoff ! Certes, Mme Aminata Touré vient de tendre la main à son « frère » Adama Faye, l’invitant à s’unir avec elle pour remporter la mairie mais cet appel vient d’être rejeté avec dédain par son destinataire.
Quand le cœur du Président balance
Tout indique en effet, si le Président ne change pas de stratégie, que c’est le même rôle de lièvre joué par son frère Alioune Sall à Guédiawaye contre M. Malick Gackou — et, accessoirement, son beau-frère Mansour Faye contre le maire de Saint-Louis Cheikh Bamba Dièye —, c’est ce même rôle que va jouer M. Adama Faye contre Mme Aminata Touré ! La politique nécessite en effet, pour quiconque veut y exceller, une bonne dose de cynisme et de machiavélisme et il n’est pas sûr que le président de la République, pour les raisons exposées ci-dessus, ait intérêt à voir triompher une Aminata Touré déjà très sûre d’elle-même et qui ne se sent plus depuis que le magazine « Time » l’a classée parmi les 100 femmes les plus influentes du monde ! Et puis, encore une fois, il lui sera beaucoup plus difficile de limoger un Premier ministre auréolé de la gloire d’avoir terrassé le champion Khalifa Sall, maire adulé par les Dakarois pour ses excellentes réalisations, qu’une looser. Le problème c’est que, si « Mimi » ne gagne pas, le Président aura ledit Khalifa Sall dans les pattes en 2017 ! Autant donc dire que son cœur balance entre les deux rivaux qui s’affronteront au couteau le 29 avril prochain. Cela dit, un gentlemen’s agreement pouvant toujours être signé avec M. Khalifa Sall en fonction de l’évolution de la situation — et tout dépendant du rapport de forces à l’issue du scrutin —, à moins qu’il ne considère que ce dernier ne pourra pas survivre au coup de Jarnac qu’il vient de lui jouer, le maoïste qu’il fut durant ses années de jeunesse peut considérer que la « contradiction principale », comme on disait alors dans les cercles marxistes, c’est son Premier ministre. Et pour ne pas courir le risque que cette trotskiste se dresse contre lui — éventuellement avec les moyens du Contan — en 2017, il peut avoir intérêt à la tuer dans l’œuf, en la liquidant à Grand-Yoff même. Encore une fois, la politique n’est pas faite pour les enfants de chœur ! Et Mme Touré pourrait l’apprendre à ses dépens si tant est, bien sûr, que l’objectifdu Président est de faire d’une pierre deux coups. C’est-à-dire, après avoir réglé son compte — à travers la loi électorale — à M. Khalifa Sall, couper les ailes à son Premier ministre. Et le tout à l’intérieur d’un seul périmètre communal ! Ce serait là du grand art, digne d’être enseigné dans les écoles de guerre, le président ayant fini de faire la preuve de son machiavélisme qui lui a déjà permis de se débarrasser d’un génie politique comme son maître, Me Abdoulaye Wade.
Pour réussir son coup, il lui suffira, tout en proclamant publiquement son soutien indéfectible à son Premier ministre dans son combat pour la conquête de la mairie de Grand-Yoff, d’inciter discrètement ses partisans, au premier rang desquels le cheval de Troie Adama Faye, à voter pour la liste de M. Khalifa Sall. Et le tour serait joué ! Ce faisant, il n’aura pas innové dans ce pays puisque les rénovateurs socialistes eux-mêmes, pour liquider politiquement leur adversaire Habib Thiam, pourtant ami intime du président Abdou Diouf,… avaient fait élire M. Oumar Sarr à Dagana (voir encadré) ! Pour en revenir au président Macky Sall, au cas où il aurait fait mordre la poussière à son Premier ministre dans les bas-fonds de Grand-Yoff, il lui suffirait après de faire monter sa grosse artillerie au front médiatique pour dézinguer la perdante sur l’air de « une responsable qui ne peut même pas gagner une mairie d’arrondissement ne mérite pas de diriger le Gouvernement, encore moins le Parti ! ». Et le tour serait joué. Quant à M. Khalifa Sall, qui aurait remporté dans ce cas-là la mairie de Grand-Yoff, il suffirait de faire le vide autour de lui dans les autres mairies d’arrondissement, en achetant s’il le faut — et quel qu’en soit le prix —, tous les conseillers qui seraient tentés de voter pour lui ! Sauf si, secret du scrutin obligeant, lesdits conseillers empochaient l’argent du Président avant de voter pour le candidat de leur choix ! Et puis, rien ne pourrait empêcher, à ce moment-là, le maire de Ville sortant de s’allier avec l’opposition représentée par le Pds, mais aussi Rewmi et Bokk Gis-Gis. Autant de partis qui ne rêvent que de prendre leur revanche sur le camp présidentiel et de gagner les élections locales qu’ils considèrent comme le premier tour… de la présidentielle de 2017. Ce serait une manière de rééditer, à leur profit cette fois, la petite Histoire qui avait vu, en mars 2009, le front Benno Siggil Sénégal remporter les élections locales de cette année-là. Une victoire qui avait marqué le début de la fin du régime de Wade. Décidément, bien qu’il s’agisse de locales, tout nous ramène aux élections présidentielles !
Mamadou Oumar NDIAYE
Article paru dans « Le Témoin » N° 1161 –Hebdomadaire Sénégalais (AVRIL 2014)