Tel un marronnier, la distribution de l’aide à la presse a encore occupé les devants de l’actualité, la semaine dernière. Les éditeurs et journalistes, d’habitude si prompts à donner des leçons de moralité ou d’éthique professionnelle, ont lestement rangé le sabre dans le fourreau et placé la gaine au placard, pour tendre la main et recevoir le chèque que l’Etat annuellement leur octroie. Les grincements de dents et autres actes discrets de contrition ne sont pas allés aussi loin que le geste que le Groupe Sud Communication avait posé il ya quelques années, en refusant l’enveloppe qu’il jugeait trop malingre, dénonçant l’iniquité d’un système complaisant, voire partisan. Autres temps, autres mœurs, la crise générale est passée par là. Aux actes de rébellion d’éditeurs peu suivis par leur personnel, on a préféré des récriminations en douceur, la mort dans l’âme, avec la maigre consolation que peu vaut toujours plus que rien. Cette année encore, le gouvernement a fait pire que les régimes précédents. Non seulement, il a maintenu telle quelle la pitance à 700 millions FCFA (Wade l’avait quand même doublée), mais il a élargi le nombre de pensionnaires à 80 autres organes dont de nébuleuses presses en ligne, apparaissant ou disparaissant au moindre clic, des radios fantômes, des journaux vides de substance, d’audience confidentielle et de parution fugace et éphémère.
Au total, 189 organes de presse ont retiré un chèque en se servant sur la bête comme à la cantine. La calculette n’explosera pas après l’opération de division (au propre comme au figuré) : la moyenne par organe est dérisoire, 3,70 millions de francs et des poussières. Les éditeurs et patrons de presse sérieux garderont la moue dédaigneuse, en pensant aux lourdes charges sociales, économiques et aux ardoises bancaires. Les autres – comment les qualifier autrement ? — empocheront sous sourciller la manne, en attendant l’année prochaine, peut-être une cuvée plus féconde et plus aromatisée. L’apogée du non sens vient encore d’être atteint.
Ce saupoudrage aussi irrationnel qu’inéquitable n’aura aucun effet positif sur la situation catastrophique que vit l’écrasante majorité des organes de presse, véritables nids de misère sociale et économique. Et ce n’est pas la promesse – encore une – d’effacer l’ardoise fiscale de 7 milliards CFA pudiquement et indûment appelée « amnistie fiscale », qui sortira la presse – du moins une bonne partie des journaux et chaînes — de l’ornière. Qui plus est, sur ce montant, l’encours des organes publics, Soleil et RTS, représente la bagatelle de 6 milliards. Quel effet cette libéralité aura-t-elle sur la presse privée ? Très peu en réalité, si ce n’est d’apparaître aux yeux de l’opinion comme d’illégitimes bénéficiaires de niches fiscales, et aux yeux du pouvoir comme d’éternels donneurs de leçons de civisme économique et qui ne s’acquittent guère de l’impôt considéré à la fois comme un devoir et un bien publics. Et des chefs d’entreprise des autres secteurs de s’interroger logiquement sur ces privilèges réservés à des citoyens à part entière mais qui se croiraient entièrement à part.
En réalité, il serait faux de croire que toute la presse est pauvre et indigente. Certains, et c’est leur mérite, ont réussi à ériger de véritables entreprises de presse, économiquement assises et socialement stables. Les deux principaux Groupes de presse qui ont pignon sur rue dans notre pays, Futurs Média et D Media, montrent une santé économique resplendissante au vu des lourds investissements consentis et de l’apparent retour sur investissement qu’ils affichent à travers les salaires qu’ils paient, les infrastructures de production, de diffusion dont ils se dotent. Comment confondre dans les mêmes libéralités ceux qui ont assez de ressources financières et ceux qui sont dans la survie permanente ? L’aide à la presse ne peut de toute manière faire fi de cette réalité. Car le vocable « aide » exclut a priori les nantis et ceux qui en ont le plus besoin. C’est là une règle élémentaire d’éthique qui s’affranchit de l’égalitarisme de mauvais aloi. La généralisation de l’aide à la presse, doctrine qui fonde la loi française, notre source inspiratrice, ne saurait donc s’appliquer machinalement chez nous. Pour la bonne et simple raison qu’en France, cette généralisation, au nom du droit public à l’information, ne concerne en réalité que les aides indirectes, c’est-à-dire économiques et fiscales. Elles portent essentiellement sur l’appui au transport postal, la messagerie (diffusion) et l’impression.
La presse écrite, un secteur fragile à protéger
La presse audiovisuelle est totalement exclue de ce régime, alors que dans la « tontine » sénégalaise, tous les ordres de médias sont confondus dans l’obole. Il suffit d’aligner plusieurs titres, plusieurs stations de radios, pour tendre la sébile et recevoir la manne. Aucun compte n’est tenu des lois anti-trust qui interdisent, ou limitent, les concentrations horizontales ou verticales. Aucun régime particulier n’est prévu pour l’audiovisuel, qui n’a pas les mêmes contraintes que la presse écrite, secteur plus fragile. Le gouvernement a un impérieux devoir d’organisation de cette assistance en y mettant de l’ordre. En vérité, notre dispositif légal de soutien à la presse est bondé de contradictions, et va à l’encontre de tout esprit d’aide à la presse pratiqué même dans les grandes démocraties. En effet, Il est totalement mal venu et inapproprié de parler d’aide alors qu’il ne s’agit en réalité que d’une dérisoire et aveugle allocation de ressources financières à des organes de presse, sans conditions administratives et professionnelles préalables sérieuses, uniquement fondée sur le principe de la généralisation. En France, cette assistance est ancienne puisque la première loi, appelée Loi du 4 Thermidor de 1796, permettait déjà d’octroyer des tarifs préférentiels postaux. L’exonération de la taxe professionnelle de 15 % aux entreprises de presse date, elle, de 1844, par la loi du 25 avril de cette même année. Ces deux textes fondent encore aujourd’hui le dispositif hexagonal d’assistance à la presse. Mais les dispositions ont évolué avec le temps. En Italie et en Allemagne, le principe de la généralisation est battu en brèche.
L’aide à la presse est articulée aux besoins et aux spécificités des organes et concerne essentiellement la presse écrite, avec un souci de discernement de la nature, du statut et des difficultés que rencontrent les journaux. Les journaux quotidiens nationaux et régionaux ne sont pas éligibles aux mêmes avantages. Les périodiques et les quotidiens non plus, les journaux thématiques, les revues d’un seul public ou consacrés à l’enfance à la femme ne bénéficient pas des mêmes faveurs. Dans le secteur de la presse en ligne, il y a probablement une plus grande considération à accorder à l’innovation et à la créativité, sans que cela soit sous la forme d’une allocation financière directe.
Pis encore, l’utilisation des ressources n’est soumise à aucun contrôle a posteriori, les éditeurs ayant la totale liberté de l’usage de ces fonds publics. Ils n’affichent pas toujours une totale transparence dans l’utilisation des fonds reçus. A ce jour, rien ne prouve qu’une évaluation des aides octroyées est effectuée pour mesurer leur impact dans les processus de collecte, traitement, production et diffusion d’information et des programmes. Aucune étude qualitative sur les programmes des chaînes audiovisuelles n’est faite pour exiger d’elles une meilleure qualité, une plus grande équité culturelle, sociale et une plus grande éthique dans leur contenu. Le souci de protéger l’enfance, les personnes en précarité constante, les valeurs culturelles, morales et religieuses n’est pas tenu en compte. La création non plus d’ailleurs, la plupart de ces chaînes se contentant d’émissions de plateau soporifiques et de contenu soap opera acquis sur le marché des programmes sans grande exigence éthique et de qualité.
Cela dit, la faiblesse de notre système d’aide à la presse réside surtout dans l’amalgame incompréhensible pour l’octroi de l’aide. Comment un organe de service public, bénéficiant de la subvention de l’Etat peut-il en plus prétendre à l’aide publique ? C’est le cas du Soleil et de la RTS, qui reçoivent respectivement 1 milliard et 1,5 milliard de subvention directe de l’Etat chaque année. Il est inimaginable qu’un organe comme le Soleil qui génère environ 90 millions de recettes publicitaires mensuelles s’aligne au portail du ministère de la communication pour recevoir des subsides. En vérité, l’Astre national devrait changer de statut, rejoindre le secteur privé et favoriser les conditions de la concurrence entre médias. La RTS peut rester dans le public comme le Groupe France Télévisions ou la BBC en Angleterre. Cependant, il est nécessaire que cette chaîne bénéficie d’une subvention plus conséquente de l’Etat et plafonne ses recettes publicitaires pour que la presse audiovisuelle privée, qui serait exclue du système d’aide, tire profit de ces marchés libérés et puisse vivre correctement de ces ressources.
De la même manière que le Soleil, malgré un très faible tirage paradoxalement, étouffe la presse écrite avec un monopole qu’il partage avec l’Observateur (80 000 exemplaires journellement vendus déclarés), la RTS siphonne toute la pub de l’audiovisuel malgré sa subvention étatique. De ce fait, elle empêche aussi la presse audiovisuelle privée de manger dans la bête. En Angleterre et en France, l’audiovisuel public est quasiment exclu de la pub (la BBC notamment) ou se voit plafonner ses recettes (en France). Même la formation, qui doit bénéficier d’un autre appui sur une autre ligne budgétaire, est incluse dans l’aide à travers l’allocation de 40 millions réservée au CESTI. Cette prestigieuse école de journalisme de l’UCAD mérite bien plus que cette pâture et devrait profiter de plus substantiels apports pour la formation et la recherche.
Exigence de qualité
Tout compte fait, aussi bien le secteur public, la presse audiovisuelle que la presse privée papier nantie devraient être totalement exclus du système d’aide directe. Au nom de la généralisation de l’aide, la presse privée dans son ensemble pourrait tirer opportunité des aides indirectes (fiscales et économiques) pour atténuer ses charges de transport, de postage, d’impression et de messagerie. Comme en France, l’aide directe, sous forme de transfert de liquidités, devrait être exclusivement réservée aux journaux à faible tirage et aux ressources publicitaires malingres. C’est le cas de Libération, l’Humanité, la Croix, les Echos et la presse régionale dont les ressources publicitaires fondent comme neige sous le soleil suite à la concurrence d’internet, qui capte 27 % des recettes. Ainsi sur la manne de 272 millions d’euros (chiffre de 2007) réservés à l’aide à la presse en France, un bon tiers revient directement à la presse « pauvre». Récemment, devant la récurrence de la grève des ouvriers du Livre (imprimerie), le ministère français de la Culture et de la Communication a rallongé de plusieurs dizaines de millions d’euros un soutien aux organes durement touchés, notamment la presse régionale et les journaux à faible tirage.
Visiblement, il y a donc nécessité de revoir le système d’assistance à la presse par une approche plus sectorielle qui toucherait l’édition, le transport, le postage, l’impression. Il vaut mieux alléger les charges d’exploitation en amont, que de distiller des portions congrues à des entreprises de presse fictives ou en en quasi cessation de paiement. A moins qu’on ne cherche à les tenir en laisse pour mieux les brider. A travers les rencontres et séminaires organisés depuis 2001 sur le code de la presse et l’aide aux organes de presse, l’Etat dispose maintenant d’un bon corpus d’idées pour réaménager le secteur. Mais la création d’un nouvel organe de pilotage est incontournable. Cependant, on pourrait difficilement se passer d’un Office de Justification de Diffusion pour contrôler les niveaux de tirage, une nouvelle messagerie pour réorganiser la distribution de presse (en rapport avec les éditeurs), un bureau de la publicité doté de moyens conséquents pour contrôler la diffusion publicitaire et, enfin, un véritable régime d’aides directes et indirectes qui série bien les organes, leurs besoins et leur apport à la démocratie, à l’économie et à la société.
Il est illusoire de croire qu’en une année, tout ce dispositif pourra être mis en place. Ainsi, après une à deux années de transition, il serait possible d’échafauder un autre système plus rationnel, plus juste et certainement plus profitable aux lecteurs, auditeurs et téléspectateurs. Certainement qu’ils regardent d’un œil amusé les meutes d’organes de tous acabits se disputer, jusqu’à s’entre-déchirer, cette maigre contribution pompeusement appelée aide publique à la presse, alors même que la qualité de nos productions laisse encore à désirer.
Par Aly Samba NDIAYE
« Le Témoin » N° 1131 –Hebdomadaire Sénégalais ( JUILLET 2013)