Macky Sall. Crédit photo : Sources
L’enjeu des prochaines élections locales est grand : 602 circonscriptions électorales vont élire leurs conseils le 29 juin. La communalisation intégrale consacrée par l’Acte 3 de la décentralisation voit son heure arriver. Pour la première fois dans l’histoire politique du Sénégal, autant de listes de partis et de coalitions entrent en lice pour une élection pour le moins inédite. Elles se comptent par dizaines, selon la circonscription électorale considérée. Mais dans les régions de Dakar, Saint-Louis, Fatick, Thiès, Ziguinchor et Matam, la compétition prendra une toute autre allure. La confrontation mettra en jeu un nombre incalculable d’adversaires et, … comble d’absurdité, d’un même camp. A ce titre l’Alliance Pour la République (APR) bat tous les records d’incohérence car,sur l’ensemble du territoire national, ses militants devront choisir entre des candidats du même parti. A Fatick, ville natale du Président dont il a été le maire, trois listes APR se présentent à la sanction des électeurs déboussolés, sans doute. Le Parti Socialiste (PS) vit la même psychose. Malgré les incantations de son porte-parole, M. Abdoulaye Wilane, des socialistes seront opposés à des socialistes dans bien des localités. Et d’autres ne respecteront pas les consignes de vote décrétées par l’état-major pour soutenir les listes de Benno Bok Yakar (BBY). Ils choisiront des adversaires de la coalition à défaut de se reconnaître dans le choix de leur état-major.
Il en est de même pour le PDS qui, dans le tumulte des alliances, a même réussi le tour de force d’appuyer, par endroits, des listes « apéristes ». Quid de BBY ! Faute d’accords politiques au sein de la coalition, l’armure s’est fendue et réduite en puzzle. Dans plusieurs dizaines de circonscriptions, BBY présentera des visages multiples. Et bénéficiera de soutiens pour le moins imprévisibles et inattendus.
D’ailleurs, la grosse contradiction c’est d’avoir à la fois des listes de partis es qualité, propres à chaque parti de la coalition, et des listes de coalitions à vocation unitaire. Avec la meilleure volonté, tout observateur, même des plus avertis, y perdrait son latin. Et pourtant, Moustapha Niasse semblait avoirbien indiqué la voie. Mais l’AFP (Alliance des Forces de progrès), qui a tenté de faire accès de loyalisme et d’approche unitaire a fini par avaler la pilule de la dispersion. Elle a tout simplement suivi la tendance la plus forte, la prévalence d’intérêts spécifiques au détriment de l’intérêt général. La conclusion est simple. BBY n’a pas simplement volé en éclats. Elle n’existe plus. Et il y a de fortes chances que des ténors comme Cheikh Bamba Dièye en fassent les frais au lendemain du scrutin. Le leader du FDB J, par ailleurs ministre de la Communication, a poussé « l’outrecuidance » jusqu’à s’allier dans certaines localités à des ennemis jurés du pouvoir, comme Rewmi d’Idrissa Seck et le CDS de l’ancien ministre libéral Abdoulaye Baldé, Bok Gis Gis de Pape Diop et le PDS.
C’est le cas notamment à Saint-Louis, Thiès, Ziguinchor entre autres. Personne en tout cas ne pourra accuser Bamba Dièye de déloyauté puisque la LD (Ligue démocratique) a matérialisé à sa menace d’aller avec Khalifa Sall, si BBY ne lui donnait pas son onction.Là aussi, les « jallarbistes » avaient annoncé la couleur car, pour eux, il est hors de question que BBY ne veuille pas capitaliser le bon bilan du maire de Dakar en refusant de le présenter. Le président Macky Sall, fort de l’appui de Ousmane Tanor Dieng, secrétaire général du PS, craignant de consacrer la puissance en puissance de Khalifa Sall, a préféré jeter son dévolu sur son Premier ministre, Mme Aminata Touré. Et comme l’élection du maire de Dakar se fera au scrutin indirect, il l’a mise aux trousses de Khalifa dans son fief naturel, Grand Yoff. Histoire de lui couper l’herbe sous les pieds et réduire à néant toutes ses ambitions.
Pari difficile pour le Premier Ministre
Les enchères pour le Premier ministre sont très hautes. Perdre Grand Yoff, un pari déjà si difficile, c’est perdre de facto son poste de Chef du gouvernement. Et le Président, dans cette hypothèse, trouverait le meilleur argument pour se débarrasser raisonnablement d’elle. Soit, en cas de défaite, pour la sanctionner de ce revers. Soit, en cas de victoire, la propulser vers la mairie de Dakar. Solution, à vrai dire plus élégante, pour en finir avec ces contradictions réelles ou supposées avec le chef du gouvernement. Un poste de maire de Dakar, c’est tout de même un tremplin de bonne facture pour un avenir politique que les observateurs jugent très ambitieux de Mme Touré.
Autant dire que l’imbroglio dans lequel se débattent les acteurs d’un scrutin pour le moins particulier, n’a pas encore révélé tous ses secrets.
Cependant, il sera très intéressant de pousser l’analyse pour comprendre pourquoi le Président Macky Sall a préféré adopter une position de laisser-faire plutôt que tenir en laisse son beau monde.Pourquoi a t-il choisi de débrider la meute, plutôt que de peser de tout son poids sur la confection des listes et le choix des leaders ? Cette attitude en apparence non-interventionniste vaut d’ailleurs autant pour son parti que pour la coalition BBY. A-t-il volontairement lâché les troupes, pour mesurer les forces et les faiblesses des uns et des autres, leur réelle représentativité ? Ce qui, du coup, lui donnerait un baromètre pour juger du poids électoral des protagonistes, intra ou extra APR. Ou alors de guerre lasse s’est-il résigné à regarder faire, pour agir en conséquence, punir les impénitents, récompenser les plus convenants ?
Les stratagèmes du Président
Dans la première hypothèse, le Président disposerait de deux arguments : la prévalence du verdict du terrain et la démocratie interne. Faute de vouloir trancher au nom d’un centralisme démocratique suranné et obsolète, il peut bien avoir eu l’idée de laisser à l’intérieur comme à l’extérieur de son parti, chacun tenter ses chances. Charge à lui de jauger leur consistance, et éviter de se faire accuser d’user du fait du Prince. Ainsi chacun pourra avec cet éparpillement se réclamer de sa caution. Il pourrait ainsi ratisser large et espérer engranger le plus grand nombre de voix possibles, sans avoir donné une moindre indication. De ce fait, il écarterait toute idée de vote-sanction et s’exonérerait de toute responsabilité dans un éventuel mauvais choix. Second argument, la démocratie interne. Lui qui est accusé habituellement de mal supporter les contradictions, pourrait ainsi laisser la liberté à chacun de choisir sa voie, au nom du sacro-saint principe de la liberté essentielle d’action denrée si rare dans notre paysage politique.
Avec ce stratagème, il pourra toujours adouber les gagnants et consoler les perdants en invoquant les principes de fonctionnement démocratique. Sans forcément avoir toute autre arrière-pensée que de favoriser une compétition, trancher de manière libre et équidistante. C’est le cas notamment à Saint-Louis où deux « apéristes » (Alioune Badara Cissé et Mansour Faye) croisent le fer. Même si on peut deviner que son beau-frère, Mansour, a ses faveurs. A contrario, cette stratégie du ni l’un ni l’autre (le ni-ni), comporte sa part
de dangers. En effet, elle consacre ce que tout le monde sait : l’APR est une formation hirsute et sans corps. Sans base affective solide, il est constitué pour la plupart de militants de la dernière heure provenant d’une galaxie de partis, mouvements de soutien, associations, transhumants et autres opportunistes en quête de positions. Sans structuration cohérente, il ne s’appuie que sur une constellation de groupes informels, ayant à leur tête des chefs de guerre, cagoulards et snipers dont la violence verbale autant que le manque de culture politique constituent le seul fonds de commerce.
Guerre des tranchées à l’APR
Le président de la République, chef du parti, est tellement happé par ses obligations gouvernementales qu’il n’a pas le temps de manager le parti, faute de numéro 2. Il s’entoure de proches, souvent de parents ou d’anciens compagnons, mène des opérations de débauchage tous azimuts sans le moindre souci d’organisation de son parti. Avec de fortes têtes comme Alioune Badara Cissé et Moustapha Lô, il essuie régulièrement des salves de coups qui entament son autorité et renforcent le sentiment d’impuissance dans le parti en particulier et l’opinion en général. La jeunesse du parti – cinq ans — est souvent donnée comme prétexte pour expliquer ces turbulences. Mais le manque de maturité peut-il justifier que des militants retiennent en otage à Ogo (Matam) un adversaire d’un autre clan du parti pour l’empêcher de déposer sa liste jusqu’à risquer la forclusion ? Sans parler des coups de feu et autres formes de violences qui ponctuent régulièrement les évènements des apéristes.
A l’évidence, et dans de telles conditions, le Président aurait toutes les raisons de se prévenir de tout interventionnisme. Et comme le roi Ubu, il laisse faire, laissetout passer, tolère, ferme les yeux, pratique l’esquive, voire l’indifférence pour épargner un édifice construit sur du sable mouvant. C’est cet APR, véritable château de cartes exposé à tous vents qui ira aux élections.Et, curieusement, avec comme principaux adversaires ses propos frères de partis et les alliés de Benno Bok Yakar. Il faut dire que le président a eu souvent beaucoup de mal à freiner l’ardeur boulimique de ses partisans, dont la seule préoccupation semble se limiter à vouloir légitimer localement la victoire du Président en mars 2014. Et … bien entendu occuper toutes les meilleures positions dans les conseils municipaux et départementaux. Certes, le Président lui-même, depuis la suppression du Sénat, cherche désespéramment à caser ses partisans avides de prébendes. Une forte présence de ses partisans dans les nouvelles structures décentralisées serait pour lui une grande aubaine. Fût-ce au détriment de la qualité de ses relations avec ses alliés de BBY, qui n’ont que leurs voix pour se plaindre.
Laisser aller, laisser faire
De toutes manières, le Président Macky Sall n’a pas attendu la tenue des élections et leur épilogue, pour sentir les effets de ce ponce-pilatisme. Son parti a enregistré de nombreuses défections de militants déçus par cette attitude d’ectoplasme. Une position qui favorise son entourage proche, comme c’est le cas à Guédiawaye où son frère Aliou Sall s’est fait tailler une voie royale vers la mairie à force d’éliminer ses adversaires de parti. Et il peut même s’enorgueillir d’avoir accroché à son tableau de chasse, le tonitruant Malick Gakou de l’AFP qui, contre toute attente, ne figure pas sur les listes électorales. Est-ce à la suite d’accords secrets ou sous la pression de Moustapha Niasse, grand partisan de l’alignement sur BBY ? De toute évidence, la défection de Malick Gakou, parangon de l’alternance générationnelle, constitue un gros mystère. Si ce n’est un coup de frein à ses ambitions présidentielles, c’en est au moins un bémol. Il en est de même aussi pour Pape Sagna Mbaye de BBY à Pikine. Curieusement, l’édile de la ville-banlieue ne figure pas non plus sur les listes alors que tout le monde le voyait partant à nouveau. Son bilan n’étant pas plus ridicule que celui que celui de ses prédécesseurs libéraux ou socialistes. Pas plus que pour Malick Gakou à Guédiawaye, personne ne semble trouver l’explication de ce qui ressemble plutôt à une éviction. Dans les deux cas, c’est l’APR qui pourrait bien renforcer ses positions. Contre quelle concession ou promesse ? A voir.
Thiès : la mère des batailles
L’enjeu électoral de ces villes est d’une telle ampleur qu’on peut comprendre que le Président ait dû peser de toute son influence pour se donner le maximum de moyens pour tenter de les verser dans l’escarcelle de son parti en mal d’implantation locale. Ce qu’apparemment il n’a pas pu obtenir à Saint-Louis, Dakar, Thiès et Rufisque. La résistance de Khalifa Sall se présente à bien des égards comme une volonté de ne pas céder la moindre parcelle de terrain à l’APR. Quitte à se mettre à dos son propre parti, le PS. Ne pouvant obtenir une telle reddition à Thiès, le président de la République ne désespère pas de conquérir la Cité du rail solidement ancrée au Rewmi, malgré les absences répétées d’Idrisssa Seck et les scandales fonciers dans lesquels s’est embourbé son adjoint Yankhoba Diattara. C’est tout le sens qu’il faut donner au conseil présidentiel délocalisé qu’il organise les 21 et 22 mai à Thiès. … Avec à la clé de grandes mobilisations politiques pour rallier le maximum de militants et sympathisants. MaisThiès est l’une des rares villes où les jeux semblent faits avant même le match du 29 juin, tellement Idrissa Seck y est indéracinable.
Et fort de l’appui du FDB J et de ses ex-frères libéraux, il rassemble encore de fortes de capacités de confirmation de ses performances électorales précédentes. La tenue du conseil ministériel délocalisé à Thiès relève d’un inégalant procédé et ressemble fort à une campagne électorale déguisée. En somme, comme dans les capitales régionales où il s’est tenu, ces conseils ne diffèrent en rien des tournées économiques de Senghor et de Diouf, et des visites (promenades) de Wade à quelques semaines d’élections. Pour ne pas tomber sous le coup de la loi qui les interdit à moins d’un mois des élections, Macky Sall anticipe sa campagne, pour dérouler ses promesses mirobolantes. Déjà, 1400 milliards de FCA, la reprise des chantiers de Thiès bloqués, la recapitalisation des Industries Chimiques du Sénégal (ICS) sont accrochés à l’hameçon pour aiguiser les appétits des Thiessois, qui promettent de ne pas être dupes.
Il reste clair que l’APR, malgré ses querelles et ses divisions, garde ses ambitions intactes. Sa stratégie est imparable : les alliés sont sommés de s’aligner comme l’AFP et le PS ou de subir la foudre. Malgré tout, une victoire massive de l’APR ne semble pas se dessiner à l’horizon du 29 juin. Et ce, en dépit de sa brutalité et ses tours de passe. Les alliés, le PS et l’AFP, en flagrant délit de perfidie, en auront sûrement pour leur grade, car il n’est pas du tout exclu que le parti présidentiel en sorte indemne.
Aly Samba Ndiaye
Article paru dans « Le Témoin » N° 1164 –Hebdomadaire Sénégalais (MAI 2014)