L’Info : vous êtes Ambassadrice, Chef de Délégation de l’Union Européenne en République du Tchad. On a du mal à faire le distinguo entre les deux chapeaux que vous portez. Pourquoi les deux titres en même temps ? L’un ne peut pas s’effacer devant l’autre ? Pourquoi nécessairement les deux ?
Hélène Cavé : C’est une très bonne question. En fait, on reprend un peu la reconstruction de l’Union Européenne. Il y a, je disais très longtemps, la personne qui était à ma place aurait été Chef de la Délégation simplement de la Commission de l’Union Européenne ou même le Délégué du FED. Ce qu’il faut savoir c’est que depuis l’entrée en vigueur du traité de Villebon, nous sommes devenus Délégation de l’UE. Nous représentons les Etats membres sur place. Il y a eu la création d’un service européen et d’action extérieure. Nous sommes donc les représentants de Madame Moguerini, actuellement notre haute représentante.
Depuis le 1er décembre 2009, le traité de Lisbonne est entré en vigueur et nous devenons la représentante des délégations de l’UE. Le titre d’Ambassadeur est en fait un titre de courtoisie puisque je représente 28 pays, mais généralement le titre d’Ambassadeur est accordé à une personne qui représente un pays. Comme vous le savez, ici au Tchad, par exemple, la personne qui représente l’Union Africaine, a le titre d’Ambassadeur. Lorsque nous présentions nos lettres de créance, le gouvernement tchadien nous donne aussi le titre d’Ambassadeur. C’est un peu compliqué, mais en fait c’est très simple mais compliqué à la fois. Mais tout ceci dénote de l’évolution et de la construction de l’UE.
L’Union Européenne est une entité à facette multiple (géographique, économique….) siégeant à Bruxelles. Quel est le rapport de l’UE avec chacun des pays qui la composent et quels sont vos rapports avec les Ambassadeurs de ces différents pays sur un même territoire comme le Tchad ?
En effet, l’UE se construit au fil des années, nous avons commencé avec le traité de Paris pour instaurer la Communauté du charbon et de l’acier, ensuite, nous avons les traités de Rome qui ont été des traités fondateurs de ce que nous sommes actuellement. Nous avons commencé à 6, nous sommes maintenant à 28 pays. L’UE s’est créée grâce à des hommes visionnaires, ce qu’on appelle les pères fondateurs, je citerai peut-être Robert Shuman ou Jean Monceau qui ont compris qu’au sortir de la 2ème guerre mondiale, il fallait mettre en commun les ressources de ce qui était à l’origine de la guerre à savoir le charbon et l’acier dans les années 50. Cela permettrait de ne plus avoir la guerre en Europe. La création de l’UE est, premièrement, pour que les pays et les peuples vivent en paix, que nous ne connaissions plus des guerres en Europe. Ensuite bien entendu, cette construction vise à développer économiquement les pays mais aussi à assurer la cohésion sociale. Nous avons un rôle maintenant très important. L’UE a connu des hauts et des bas. Nous avons connu récemment la crise économique. Vous avez tous suivi ce qui s’est passé en Grèce, mais nous sommes en train d’aider la Grèce. Par rapport maintenant à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, nous représentons les 28 pays. Nous avons un rôle politique qui s’est accrue, par exemple nous avons un dialogue politique avec l’Etat tchadien. Je le co-préside moi-même avec Son Excellence le Ministre des Affaires Etrangères. De toute façon, le rôle de l’UE est tout à fait complémentaire avec ceux de nos Etats membres. Je dirai il n’y a pas de conflit de ce que font les pays et ce que l’UE fait. Il n’y a pas de rivalité. Bien au contraire, le budget de l’UE vient de nos Etats membres, beaucoup de nos Etats nous donnent leur argent dans le cadre de l’action de coopération. Nous gérons cet argent mis à la disposition par les 28 Etats membres, c’est ce qui donne notre force. Chaque pays garde ses spécificités, mais l’UE est là pour coordonner et pour avoir une certaine synergie que nous mettons sur place au niveau politique, économique, de la coopération humanitaire voire même sécuritaire.
De quand date la coopération entre le Tchad et l’Union Européenne ? Et quels sont les principaux axes de coopération ?
Cette coopération remonte aux périodes post indépendantes, où il y a eu les premières conventions des accords de Yaoundé, ensuite les conventions de Lomé. Je crois que dans les années 60, l’UE a installé un bureau ici et les relations avec le Tchad et celles des pays d’Afrique avec lesquels l’UE appuie sont construites. Le budget, je l’ai pas en tête, nous sommes actuellement au 11e FED. Nous avons une enveloppe de 442 millions d’Euros (290 milliards de FCFA). Je suppose que si nous avions les documents du 1er FED les montants sont très faibles. Nous avons une coopération qui date de longtemps et de toute façon, même au très haut niveau de l’Etat, l’UE est considérée comme un acteur fiable qui connait le Tchad et qui est un ami du Tchad et qui a évolué au gré de victoire du Tchad.
Sur le plan de la coopération économique, quelle comparaison peut-on établir entre le Tchad et la France d’une part, et entre l’Union Européenne et le Tchad, d’autre part ? Qui fait mieux : la France ou l’Union Européenne ?
Ha !!! (Rires). Si je dis que l’UE fait mieux que la France, je m’attirerai la foudre de l’Ambassadrice de France. Je pense qu’on ne peut pas absolument comparer. Je l’ai dit tout à l’heure, ce que font nos Etats membres, la France en particulier, il n’y a pas du tout de compétition. La France a, par exemple, beaucoup d’assistants techniques dans les ministères, la France a une énorme coopération militaire. On le voit avec l’opération Barkhane dont le commandement est à N’Djaména et qui joue un rôle fondamental dans la bande sahélo-saharienne. La France a aussi des actions aux secteurs privés, tout comme l’UE n’en n’a pas.
L’UE gère beaucoup plus de projets d’aide au développement avec des montants conséquents. Je voudrais dire aussi que les relations entre l’UE et les Ambassades via leurs ambassadeurs sont des relations, je dirai pratiquement journalières pour travailler ensemble. Pour la programmation, nous allons instaurer le programme indicatif national ensemble, nous avons signé une programmation conjointe avec la France. Je dirai que les instruments sont différents. Nous faisons tous ensemble, à la fois pour donner une meilleure image de l’UE dans son ensemble, mais aussi pour mieux travailler au bénéfice du Tchad. Et ceci, je pense est une avancée par rapport au traité de Lisbonne qui nous oblige à faire une très bonne chose. Parmi eux, travailler ensemble pour nous-mêmes pour que nos fonds, chaque Euro mis à disposition des pays récipiendaires soit mieux utilisé et aussi pour donner l’image à l’UE. Pour répondre en un mot à votre question, je dirai que nous travaillons la main dans la main, qui à la fois la France et je pourrais ajouter l’Allemagne puisqu’elle est présente, nous travaillons très bien.
Le principal instrument de coopération entre le Tchad et l’Union Européenne est le Fonds Européen de Développement (FED). C’est une structure qui marche ou bien a-t-on besoin d’introduire des reformes pour la réadapter au contexte actuel caractérisé par la mondialisation ?
Effectivement comme je disais, l’UE est un acteur politique au Tchad mais aussi dans les autres pays où nous sommes représentés. C’est un acteur qui compte aussi dans le monde humanitaire. Nous sommes un acteur d’envergure. Nous sommes là dans les domaines d’insécurité alimentaire, la question d’aide aux populations retournées et aux réfugiés. Pour les populations retournées, l’enveloppe croit d’un fonds. Maintenant, nous voulons plus nous concentrer dans certains domaines, mettre de gros montants pour au moins pouvoir avoir un levier.
Effectivement le monde change et on le voit bien ces dix ou quinze dernières années. L’UE fait face à de nouveaux fléaux, par exemple le terrorisme, la radicalisation, le changement climatique, la migration. Nous avons besoin de nous adapter. Effectivement ce n’est pas toujours aussi simple de s’adapter de façon dynamique au changement du monde. Mais nous essayons de le faire. Je pourrais dire que le Tchad était confronté récemment et c’est toujours à des chocs exogènes : la baisse du coût du pétrole ainsi que l’entrée en guerre des forces tchadiennes. Tout ceci a un impact très important sur les finances publiques du Tchad. Le Tchad était prêt d’atteindre le point d’achèvement de l’IPPTE. Si nous n’avions pas pu aider le Tchad à l’atteindre, c’est sûrement une opportunité qui était manquée. L’UE a essayé très rapidement de voir ce que nous pouvions faire et nous avons pu débloquer en amont 50 millions d’euros avec 22 millions pour un appui budgétaire. Nous voulons par une décision politique décaisser avant la fin de l’année.
Normalement, un appui budgétaire se conçoit, une fois que le pays est éligible, ce qui n’était pas le cas. Une fois que nous sommes adaptés à cette situation qui a été jugée fondamentale d’aider le Tchad qui reste un pôle de stabilité dans une région en crise. Ceci démontre la façon de s’adapter de l’Union Européenne. Personnellement, je pense qu’il y a beaucoup de choses à améliorer. Cette amélioration se fait d’année en année, nos procédures sont plus flexibles, sont simples, même si elles sont peut-être compliquées, et nous permettent d’attribuer les marchés de façon transparente et d’attribuer des marchés des travaux, des services et des fournitures des services à des entreprises européennes ou africaines qui les méritent.
Autre sujet d’ordre continental, la migration clandestine. Un millier de personnes a péri dans les eaux italiennes en Méditerranée, majoritairement de l’Afrique subsaharienne. L’UE a tenu un sommet d’urgence sans l’Afrique. Est-ce possible de trouver une solution en excluant le continent africain ?
Bien entendu, je vous répondrai non. Effectivement, vous avez mentionné les derniers événements qui se sont passés en Méditerranée, et qui ont causé des catastrophes humaines indescriptibles. Les questions d’intégration ont toujours existé. Moi, j’étais en poste dans les pays d’Afrique de l’Ouest. Ces migrations existaient et je dirai des migrations économiques. Les gens du Golfe de Guinée partaient sur des embarcations très fragiles, mais pas dans les conditions où l’on voit où 600 personnes sont embarquées dans le cave. Certains pays de l’UE avaient déjà des mesures, on voit bien surtout l’Italie. Effectivement la question de l’immigration est un sujet sur lequel l’UE doit faire montre de solidarité par rapport aux pays qui en souffrent le plus, notamment l’Italie, Malte ou l’Espagne à une certaine époque. Ce sommet qui a été tenu en urgence pour prendre acte de la situation. Des mesures ont été décidées. Il est tout à fait envisageable de un sommet sur la question des migrations dans le cadre de l’Union Africaine. Tant que les questions en amont ne seront pas abordées, à savoir l’avenir de cette jeunesse, comment gérer les pays de transit ? Bien entendu la Libye et d’une certaine façon le Niger sont des pays de transit. Le Tchad, je dirai, n’est pas encore au cœur de cette problématique-là.
La population tchadienne ne fait pas partie des personnes qui, malheureusement, se sont retrouvées mortes dans la Méditerranée, le Tchad n’est pas encore un pays de passage, mais tout ça pourrait changer rapidement. Bien entendu, tenir des réunions au haut niveau sur la migration n’aura aucun sens. D’un côté, il était utile de faire de réunions entre nous. Cette question revêt une importance publique. Je peux vous assurer que la haute représentante des Affaires Etrangères, Mme Frederico Moguelini, a pris cette question très à cœur.
Parmi les dix solutions arrêtées au cours du sommet de l’UE, figure la tenue d’un prochain sommet Union Européenne-Union Africaine à Malte. Quel sera le calendrier de cette rencontre ?
Malheureusement, je ne peux pas vous répondre aujourd’hui. Comme je vous l’ai dit, il y a une décision politique d’aborder ce sujet et je pense aussi que ce sujet sera abordé en marge du sommet de l’Union Africaine, à Johannesburg. Mais je peux vous assurer que c’est un sujet qui est déjà très haut dans l’agenda politique de l’UE.
Quels sont les volets d’aide que l’Union Européenne octroie à la société civile, notamment la la presse ?
Nous avons plusieurs volets pour aider le Tchad. Nous avons une enveloppe de 142 millions d’euros qui a trois secteurs de concentrations et qui sont le développement rural, la sécurité alimentaire et la consolidation de l’Etat de droit. Ensuite nous avons un document qui s’appelle la stabilité et la paix. Nous avons financé une partie du projet de réinsertion des militaires tchadiens grâce à la politique DDR (Démobilisation, Désarment e Réinsertion) et le déminage. Nous allons maintenant aider le Tchad suite sur la question des retournés tchadiens de la RCA, tout en aidant les communautés hôtes. Nous avons aussi des lignes thématiques avec des sujets bien précis dont l’environnement, la société civile, les questions de la presse et nous avons des instruments d’appel à proposition.
La presse avait déjà bénéficié une aide dans le cadre de la Maison des Médias. L’UE appuie la presse tout en restant neutre. Il y a la presse de la majorité et la presse de l’opposition. Nous considérons que la question de la presse est fondamentale. Dans tous les pays où je suis allée, l’UE appuie la presse tout en restant neutre. La presse doit être libre d’écrire ce qu’elle veut mais en respectant la déontologie, en restant neutre. Dans le cadre du 11e FED, nous continuons à aider la presse sans doute par les appels à proposition. Nous avons actuellement une assistance pour couvrir le procès de Hissein Habré qui va démarrer à Dakar et dans le cadre du procès qui s’est tenu au Tchad il y a quelques mois.
Croyez-vous à l’émergence du Tchad d’ici à 2030 en votre qualité de première responsable de l’Union Européenne qui est aussi le premier partenaire du Tchad ?
Alors 2030 ! Dans 15 ans, c’est donc demain. Ce qui est important de savoir, c’est que le développement et l’émergence du Tchad appartiennent aux Tchadiens. La communauté internationale, les partenaires techniques et financiers, l’UE, et bien d’autres partenaires sont là pour les accompagner, mais pas pour imposer quoi que ce soit. On le voit bien, dans certains pays, surtout d’Asie du Sud/Est, qui sont devenus maintenant émergents, la Malaisie, ou même quand on voit la Corée du Sud, ces pays étaient dans les années 70 comme la Tanzanie et le Sénégal. Mais ces pays ont développé les projets qui ont su embarquer la population entière, la jeunesse, les femmes, les syndicats, pour que tout le monde travaille à l’émergence du pays. Oui, je fais partie des Tchado-optimistes. Pendant ce temps, il y a des Tchado pessimistes, mais le pessimisme n’aide jamais. Il vaut mieux être toujours optimiste. Le Tchad a beaucoup d’atouts, le Tchad fait face à des contraintes énormes, un grand pays enclavé. C’est un pays qui a des zones très difficiles, des zones sahariennes, sahéliennes. Le Tchad fait face à la question de changement climatique, de la raréfaction de l’eau. Le Tchad a des problèmes chroniques : la question de l’insécurité alimentaire, la nutrition, etc.
Nous avons une enveloppe très importante qui va permettre dans les 2,3 ou 4 ans d’avoir un mécanisme d’alerte précoce qui permettra de mieux informer. Je pense qu’il faut aussi un changement peut-être de la population. Que chacun puisse travailler pour l’Etat tchadien. La notion d’amour de la patrie n’est pas toujours là. Le Tchad sort de 10 ans de guerre, de rébellion. Le Tchad a été normalisé en 2009-2010. C’est un pays qui aspire à la paix. On le voit bien quand on discute avec le Tchadien du Nord ou du Sud. Les gens nous disent : « Nous, ce qu’on veut c’est de maintenir la paix ».
Les autorités tchadiennes, sous l’égide du Président Deby, font du maintien de cette paix, un élément fondamental. Sans la paix, on ne pourra pas émerger, on ne pourra pas se développer. Il faut que le Tchad continue à faire de la politique agricole et industrielle. Le Tchad, pour l’instant, ne donne pas assez de valeur ajoutée à ce qui est produit au Tchad. Le bétail exporté sur pied, il faut donner de la valeur ajoutée aux produits agricoles. Moi je reste positive.
Bientôt les élections au Tchad et il y a beaucoup de critiques. L’Union Européenne continuera –t-elle à accompagner le Tchad pour l’organisation de ces élections, malgré ces critiques et les difficultés ?
Sur cette question, je vais être claire. Nous avons accompagné le Tchad dans les élections précédentes, dans le comité de suivi, dans la période transitoire qui a donné naissance au CNDP. Quand le CNDP a été créé, la Communauté internationale n’a pas été intégrée. Le rôle que la Communauté Internationale a joué dans le cadre de l’accord politique de 2007 ne peut pas être le même étant donné que nous n’avons pas été partie prenante.
Sur la question de l’accompagnement, lorsqu’il y a eu des discussions sur notre 11ème FED, une demande a émané du Gouvernement tchadien. Aujourd’hui, notre accompagnement sera sans doute sur la question de sensibilisation de la population, mais sans doute pas un appui important dans le déroulement des élections elles-mêmes. Toutefois, l’UE doit débloquer d’ici la fin de l’année, un appui budgétaire qui ira directement au Trésor tchadien. Le Tchad pourra utiliser une partie de cet argent pour les élections. Aujourd’hui nous n’avons pas de budget conséquent pour soutenir le cycle d’élections. Nous finançons beaucoup de choses, mais nous n’avons pas d’argent alloué spécifiquement à cette question.
Interview réalisée par Salahadine Mahamat Sabour